Étiquette : tribunal

Signes extérieurs – Mexique : des interprètes en manque de reconnaissance

Profitons de cet été pour voyager, visiter des pays, des régions, des villes et voir comment se porte ici ou là l’interprétation en langue des signes à travers des articles parus dans la presse papier ou internet.

Troisième escale : Le Mexique où les interprètes en langue des signes mexicaine doivent se battre pour faire reconnaitre leur métier à sa juste valeur. 

mexique-1893

Les personnes sourdes au Mexique sont doublement lésés quand ils souhaitent bénéficier de la présence d’un interprète en langue des signes.

D’une part il y a une pénurie d’interprètes certifiés et qualifiés et, d’autre part, les compétences de ces interprètes sont peu reconnues ce qui, par ricochet, accroit un peu plus les discriminations subies par les personnes sourdes ou malentendantes qui n’ont pas toujours en face d’elles des professionnels compétents.

« Les personnes sourdes ou malentendantes ne sont pas considérées comme une minorité linguistique. À cela s’ajoute la carence en matière de formation professionnelle pour les interprètes en langue des signes, vu qu’il n’existe pas de cours officiel. Il est difficile pour nous d’être considérés comme des professionnels », dénonce Erika Ordoñez, présidente de l’Association des interprètes en langue des signes du Distrito Federal (AILSDF).

Dans ce pays d’Amérique latine de 122 millions d’habitants, 15% de la population souffrirait de troubles auditifs et entre 300.000 et 500.000 mexicains s’exprimeraient par le biais de la langue des signes mexicaine , LSM (langue de seras mexicana). 

Or le pays ne compte que 42 interprètes en langue des signes officiellement certifiés. A ce chiffre il faut ajouter 350 personnes non diplômées qui « font office » d’interprètes avec des niveau très disparates. 

Conséquence première : des centaines de milliers de Mexicains devant avoir recours à un interprète E-LSM sont exclus, à des degrés divers, de la société, car il ne peuvent pas avoir accès à des services essentiels comme l’éducation, la santé, la justice… 

mexican_lsm_spip-2b418

En 2008, le Conseil national de normalisation et certification des compétences professionnelles (Consejo Nacional de Normalización y Certificación de Competencias Laborales, Conocer) du gouvernement mexicain a créé la norme NUIPD001.01 relative à la « prestation de services d’interprétation de la langue des signes mexicaine à l’espagnol », qui énonce les conditions devant être réunies par un interprète qualifié. Malheureusement l’instauration de cette norme n’a eu que peu d’effet et la reconnaissance du métier d’interprète en langue des signes se fait encore attendre. D’ailleurs cette norme n’a jamais été mise à jour (alors que la date butoir pour sa révision était en juin 2013). 

A cause de ce manque d’interprètes certifiés, le Mexique est en infraction à la Convention sur les droits des personnes handicapées de l’ONU en vigueur depuis 2008, ainsi qu’à la Ley General para la Inclusion de las Personas con Discapacidad (Loi générale pour l’inclusion des personnes handicapées) de 2011.
La Convention prévoit notamment que les États garantissent aux personnes handicapées l’accès à la justice à des conditions égales au reste de la population dans le cadre de toute la procédure judiciaire, y compris aux stades préliminaires de l’enquête.
Quant à l
a loi mexicaine, elle stipule que les personnes handicapées auront droit de bénéficier d’un traitement digne et approprié dans le cadre des procédures administratives et judiciaires dans lesquelles elles seraient engagées, ainsi que de conseils et d’une représentation juridique gratuite. 

Des négociations sont en cours entre l’AILSDF et le Tribunal de grande instance du District Fédéral sur la rédaction d’une convention qui permettrait la participation des interprètes aux nouvelles audiences orales des tribunaux, ce qui permettra aux juges d’entendre les arguments présentés oralement grâce à la présence d’interprètes en langue des signes au lieu de devoir recourir à des déclarations écrites ce qui rallonge les procédures et augmente les couts.  

Malheureusement la rémunération proposée pour de telles prestations d’interprétation équivaut à cinq jours de salaire minimum, soit un niveau considérablement inférieur à la rémunération des interprètes de conférence (le salaire minimum au Mexique se situant aux alentours de 5 USD par jour). Par ailleurs, la magistrature du District Fédéral, qui englobe Mexico, veut que les experts soient payés à partir du début de l’audience et non pas à leur arrivée aux tribunaux, comme dans le cas d’autres professionnels du secteur. Enfin, ce texte ne fait aucunement référence aux conditions de travail des interprètes, notamment le paiement en cas d’annulation d’une prestation pour un motif qui n’est pas du ressort de ces derniers. 

« C’est un droit qui n’est pas respecté. Des services d’interprétation ne sont pas assurés même pour des questions fondamentales comme la santé et l’éducation. Une telle carence ne devrait pas exister en vertu de la législation, mais celle-ci n’est pas respectée », signale Xochitl Rodriguez, directrice adjointe des « cours d’inclusion » pour personnes handicapées à l’Universidad Tecnológica Santa Catarina, université de l’État située dans la ville de Monterrey, à environ 900 kilomètres au nord de Mexico. Cette institution fondée en 2005 compte quelque 2200 étudiants, dont 250 présentent un handicap et a recours aux services d’une équipe de 17 interprètes pour couvrir les besoins des élèves de niveau primaire, secondaire, baccalauréat et universitaire. Dans ce même État de Nuevo Leon, dont Monterrey est la capitale, on ne compte que trois interprètes certifiés, dont le salaire moyen tourne autour de 13$ de l’heure.

Si les plaintes pour discrimination déposées par les personnes sourdes ont été en progression constante depuis 2013, cette statistique n’est qu’une estimation basse car les cas de discrimination ne donnent pas toujours lieu à des plaintes formelles. En 2013, le Conseil national pour la prévention de la discrimination (Conapred) a déposé 12 plaintes. L’année suivante, 16 cas ont été examinés par le même organisme.

« Il y a très peu de personnel qualifié pour contrôler évaluer les interprètes qui assistent aux audiences dans les tribunaux ; ils devraient pourtant être certifiés en tant qu’experts judiciaires. Le Conseil national pour le développement et l’inclusion des personnes handicapées (Connais) devrait s’occuper de leur certification mais il ne le fait pas ». remarque Erika Ordonnez, elle-même fille de parents sourds qui a appris la langue des signes mexicaine quand elle était encore enfant et qui est aujourd’hui une interprète certifiée. 

L’une des priorités d’action du Programme national pour le développement et l’inclusion des personnes handicapées 2014-2018 fait précisément référence au nécessaire développement de la LSM sur tout le territoire. Il prévoit aussi de mettre en œuvre des mesures afin que l’administration judiciaire dispose d’experts spécialisés dans le domaine du handicap et de la langue des signes. Il est prévu d’actualiser les normes sur les compétences professionnelles et d’organiser des programmes de formation et de certification pour de futurs interprètes en langue des signes.

« Il est urgent de normaliser les critères pour l’exercice de la profession d’interprète E-LSM et d’informer la population sur le rôle important joué par ces interprètes, afin qu’ils soient enfin reconnus à leur juste valeur et ne soient plus vus comme des personnes qui exercent un métier non qualifié » souligne Xochitl Rodriguez.

© Equal Times : Mexican sign language interpreters navigate disability discrimination 

.

© Stéphan – ( i ) LSF

Une justice difficile d’accès pour les sourds

Début mai, l’émission de France-Inter « Dans le prétoire » proposait un reportage de Violette Artaud sur les sourds et la justice.
Comme on y parle aussi des interprètes en langue des signes, en voici la retranscription.
Pour écouter l’émission, c’est par ici : « dans le prétoire ».

 

facade-palais-de-justice

La justice ne sert pas toujours au mieux les intérêts des sourds-muets.
Pourtant, la Convention européenne des droits de l’homme stipule que toute personne a le droit de faire entendre sa cause de manière équitable mais dans les faits, c’est beaucoup plus délicat qu’il n’y paraît.

Il y a quelques années, Anne-Sarah Kertudo perd l’audition. A l’époque, elle fait des études de droit. En apprenant la langue des signes, elle découvre le monde du silence. Dans ce monde, le mot justice est très confus. Aujourd’hui Anne-Sarah Kertudo peut de nouveau entendre. Elle a créé la première permanence juridique en langue des signes.

– Anne-Sarah Kertudo : « On se retrouve avec 80% environ de personnes sourdes qui ne savent ni lire, ni écrire. Pour eux, connaître leurs droits, quand on ne peut pas avoir l’information à l’oral, quand on ne peut pas la lire, quand on ne l’entend pas à la radio ni à la télévision, c’est extrêmement compliqué. Donc ils ne savent pas par exemple si la peine de mort existe ou pas en France, ils ne savent pas si l’avortement est légal ou pas, ils ne savent pas forcément faire la différence entre un avocat, un policier ou un juge. »

Anne-Sarah Kertudo se démène pour ceux que l’on oublie ou que l’on discrimine. Certains souvenirs d’injustice sont gravés dans sa mémoire.

– Anne-Sarah Kertudo : « Une des dernières affaires que j’avais suivie, c’était une gamine qui avait été abusée sexuellement par son beau-père et à la fin la présidente a demandé à l’accusé : « est-ce que vous avez quelque chose à dire à votre belle fille ? ». L’accusé a dit quelque chose effectivement à sa belle-fille mais à cet instant-là, la personne qui traduisait était en pause. Donc la gamine n’a jamais su ce que lui avait dit son beau-père. »

Situation d’injustice ou situation absurde ? Catherine Scotto est présidente de la commission handicap du barreau de Seine-Saint-Denis. Elle s’exaspère du manque d’interprètes en langue des signes.

– Catherine Scotto : « Nous avons eu dans une audience un mineur qui parlait la langue des signes, qui ne parlait pas le français, qui parlait la langue arabe. L’interprète en langue arabe faisait la traduction français-arabe au papa et le papa faisait la traduction en langue des signes à son fils. Ce qui complique un peu les choses. »

Il faut dire que le métier d’interprète est très fatiguant. A cause de problèmes de dos, Marie Brigand a dû arrêter de l’exercer, elle était sollicitée tous les deux jours.

– Marie Brigand : « À une époque, en Ile-de-France, sur la cour d’appel de Paris, j’étais la seule inscrite. Après nous étions deux. Globalement, il y a très peu d’interprètes en langue des signes française diplômés qui interviennent pour la justice. Il y a également le problème de la rémunération, on est payé au mieux six mois après et souvent un an, deux après. »

Sans compter que les interprètes sont payés deux fois moins dans la justice que dans le privé.

Mais le manque d’interprètes n’est pas le seul problème.
Si les sourds ne connaissent pas leurs droits, la justice, elle, ne connaît pas les sourds. Plus pour longtemps, dit Anne-Sarah Kertudo. Elle travaille sur une formation au handicap dans le cursus des juristes.

– Anne-Sarah Kertudo : « Est-ce qu’on va parler du handicap, comment on en parle, quel mot on utilise, est-ce que je dis à l’autre, est-ce que je vais le blesser si je lui en parle ? On aborde toutes les questions de comportement aussi. Est-ce qu’une personne sourde, je lui parle en parlant plus fort, comment je m’y prends ? On donne des réponses sur tout ça par des mises en situation. »

Au XVIIIè siècle, les sourds étaient considérés comme hors-la-loi. Aujourd’hui les choses ont changé, mais il reste encore un long chemin à parcourir avant de rétablir l’équité.

_________

Anne-Sarah Kertudo a publié sa biographie dans laquelle elle revient sur la création de la permanence juridique : « Est-ce qu’on entend la mer à Paris » sous-titrée « Histoire de la permanence juridique pour les sourds » (2010).

.

© Stéphan – ( i ) LSF