Étiquette : théorie

Journal de l’AFILS n°88

Le dernier numéro du Journal de l’AFILS est particulièrement réussi et sera d’une lecture enrichissante tandis que vous vous délasserez sur une plage ensoleillée, les pieds dans l’eau.

Ainsi le dossier intitulé « L’étrange cerveau de l’interprète » vous fera plonger, non pas dans les fonds sous-marins, mais au coeur du cerveau des interprètes.
Pour cela l’équipe du journal a interrogé de nombreux spécialistes qui décortiquent l’étonnante plasticité de notre cerveau et nous expliquent comment il s’adapte progressivement à ce nouveau métier, quelles opérations cognitives il met en oeuvre pour jongler entre les langues.

A noter aussi pour prolonger vos vacances un reportage sur la situation de l’interprétation en langue des signes au Québec.

 

CouvSommaire88

CouvSommaire88 - copie

Si vous souhaitez commander un numéro (celui-ci ou un plus ancien) ou vous abonner, il vous suffit d’aller sur le site de l’Afils où vous trouverez un bon de commande :
http://bit.ly/journalafils

Interprète en langue des signes : un métier d’avenir ?

Oyé oyé !

Marie-Laure Saurel, interprète F/LSF proposera jeudi 12 décembre à 19h00, bibliothèque Chaptal, Paris 9ème, une conférence intitulée :

« Interprète en langue des signes française, un métier d’avenir ? »

Je serai bien sur présent et je ne peux que vous encourager à venir assister aux débats si ce thème vous intéresse.

métier d'avenir

Est-il utile de préciser que d’autres interprètes F/LSF seront là pour traduire cette conférence ?

http://dai.ly/x17ep30

Les 6 étapes de l’interprétation simultanée

Afin de comprendre pourquoi être bilingue en français – langue des signes française (LSF) est une condition nécessaire mais pas suffisante pour espérer être un bon interprète il suffit d’étudier les mécanismes complexes mis en oeuvre pour produire une interprétation simultanée (c’est à dire interpréter le discours d’un intervenant en même temps qu’il s’exprime) de qualité.

2010_01_14

En effet, traduire ou interpréter n’est pas simplement remplacer un mot par un autre mot (ou signe). On peut d’ailleurs remarquer que les logiciels de traduction automatique qui emploie cette technique offrent rarement des résultats satisfaisants. De plus, lorsqu’une personne s’exprime, elle ne se contente pas de combiner syntaxiquement des termes de sa langue. Par sa voix, ses intonations, ses mouvements corporels, ses hésitations… elle module le sens de son expression, le nuance, le contredit…
Le sens (ou « vouloir-dire ») de l’expression verbale est donc en réalité une synthèse de ces multiples facteurs. Par exemple en fonction de l’intonation que j’emploie, la signification du mot « bravo » peut être très différente (du compliment sincère à un certain mépris).

Afin d’extraire cette substantielle moelle des propos d’un locuteur, l’interprète utilise un procédé dénommé « déverbalisation ». Cela signifie qu’il doit se détacher de la forme des propos du locuteur pour se concentrer sur le sens, et ne garder à l’esprit qu’une trame déverbalisée (l’idée, l’intention, le message mais sans les mots) de ce qu’il vient d’entendre. Il pourra ensuite donner une nouvelle forme à cette image déverbalisée qu’il a gardé en mémoire, dans la langue d’arrivée.

Marianne Lederer et Danica Seleskovitch dans leur célèbre ouvrage « Interpréter pour Traduire (2001) » résument ainsi notre travail : « En même temps que l’interprète entend le discours, il perçoit la situation globale […] ; en même temps qu’il conceptualise ce qu’il vient d’entendre, il entend la suite et énonce le résultat de son opération de conceptualisation ; ce faisant, il écoute également ce qu’il dit lui-même pour vérifier la correction de son expression. »

Autrement dit, on peut découper le processus d’interprétation du français vers la LSF en 6 étapes :

  1. Écouter / entendre : avant de pouvoir commencer à traduire il faut disposer d’un certain nombre d’éléments d’information, d’où un décalage nécessaire entre l’énoncé et l’interprétation de cet énoncé ;
  2. Comprendre et analyser le sens : cela signifie non seulement comprendre la langue mais aussi toutes les composantes du message à interpréter (explicites et implicites) ;
  3. Retenir le sens : il s’agit de mémoriser la phrase afin de pouvoir l’organiser pour la transmettre dans la langue cible ;
  4. Visualiser des images mentales, ébaucher une première interprétation mentale : c’est la phase la plus délicate. La langue des signes étant une langue visuelle, qui se déploie dans un espace en 3D, le travail de l’interprète est de créer des images auxquelles il donnera vie via des signes normés. Il faut donc parvenir à se représenter le discours en images mentales comme une succession de dessins de bandes-dessinées ;
  5. Interpréter vers la LSF : il s’agit de trouver les signes, les structures de grande iconicité (donner à voir) ou expressions signées les plus adéquates pour rendre compte des images mentales préalablement construites. C’est à ce moment par exemple qu’on met en place des stratégies d’interprétation pour contourner une difficulté comme l’absence d’un signe par exemple en imaginant des périphrases ;
  6. Contrôler mentalement la bonne qualité de la traduction : avoir un regard critique sur sa production, vérifier que les signes sont correctement configurés et justement placés dans l’espace de signation, que tous les éléments sont présents (rythmes, intonations, expressions du visage…).

Bien sur ce processus n’est pas linéaire : tandis que je construis mes images mentales je continue d’écouter et de mémoriser  la suite du discours tout en contrôlant ma propre expression, l’ensemble de ces étapes s’effectuant à la vitesse de l’éclair.
C’est pourquoi, en raison des efforts cérébraux fournis, des pauses régulières et le respect d’une durée de travail maximum sont nécessaires. Ainsi on considère que pour une conférence de 3h, trois interprètes F-LSF se relayant toutes les 15mn seront nécessaires. Au delà de cette durée, les mécanismes se grippent : la qualité de l’interprétation baisse proportionnellement à la fatigue de l’interprète et elle nuit à sa santé avec par exemple l’apparition de TMS.

Sources :
« L’Interprétation en Langue des Signes » (Alexandre Bernard, Florence Encrevé et Francis Jeggli)
« Entre Sourds et Entendants, un mois avec un interprète en langue des signes« (Pierre Guitteny)
« L’interprétation des expressions figées du français vers la Langue des Signes » Française (Corinne Ledée, mémoire de fin d’études)

L’interprète, passeur de signes

La langue des signes est soumise aux mêmes problèmes de création lexicale que toute autre langue, et ces problèmes se résolvent d’une manière identique : soit par emprunt à des langues des signes étrangères ou bien à la langue dominante, en l’occurrence le français par l’intermédiaire de la dactylologie, soit par création intrinsèque d’un néologisme ou néosimisme (comme nous l’avons déjà vu avec l’exemple du signe pour [schizophrénie] ).
Comme nous le soulignions, c’est seulement quand les sourds ont acquis un nouveau concept qu’alors ils créent le signe permettant de l’exprimer. En revanche si on crée artificiellement le signifiant (le signe gestuel) en premier, en « forçant la main » des sourds, ce signe ne survit pas à la naissance d’un doublon créé par les sourds eux-mêmes qui, lui, respectera le génie de la LSF.

Ce préambule pour rappeler que les interprètes en langue des signes ne sont pas (ou très rarement) des linguistes malgré leur excellente connaissance de la LSF ni, a fortiori, des membres de la communauté sourde même s’ils y ont des attaches plus ou moins fortes. Il n’est donc pas dans notre rôle d’imaginer, d’inventer des signes. Au contraire, nous devons faire attention à ne pas malmener cette langue, à la respecter et simplement à patienter. Car l’interdiction de la LSF en 1880 suite au Congrès de Milan pour une centaine d’années a eu comme conséquence (entre autres) une carence lexicale dans certains domaines où la LSF commence seulement à avoir accès.
Ainsi, je participais récemment à la Mairie de Paris à une commission sur l’accessibilité de la culture et nous avons dû rappeler qu’hélas la LSF aujourd’hui était encore très pauvre en vocabulaire sur les techniques picturales, les noms des périodes ou des mouvements artistiques…

C’est surtout un problème pour les interprètes qui, en attendant que les sourds créent de nouveaux signes, doivent faire des prouesses de paraphrases et de périphrases.
Par exemple il n’existe pas (à ma connaissance) un signe unique signifiant [euthanasie]. Nous devons donc passer par un « périsigne » comme « interrompre le traitement médical jusqu’à ce que mort s’en suive ».
Interpréter correctement demande alors comme compétence supplémentaire de savoir jongler dans sa tête avec les définitions des termes pour qu’à tout moment si le signe relié à un concept n’existe pas on puisse le remplacer par la définition du terme en lien avec le contexte. C’est aussi pour cette raison qu’il faut faire confiance aux véritables professionnels (les interprètes/traducteurs diplômés) habitués à cette gymnastique plutôt qu’à des amateurs qui chercheront systématiquement à plaquer un signe (voire un code comme la première lettre du mot en français) sur un mot ; car la tentation est grande pour les pédagogues entendants qui enseignent directement en LSF, les interfaces ou les médiateurs (ou pire, toutes les personnes qui s’improvisent interprètes) d’inventer des signes. C’est tellement rassurant d’avoir toujours un signe en correspondance avec un mot !

Il faut ici préciser que cette carence lexicale est plus un problème pour l’interprète que pour les sourds eux-mêmes. En effet, les sourds ne sont pas avares de périphrases. De plus les langues des signes possèdent un caractère particulier que n’ont pas les langues vocales : la grande iconicité. Ce phénomène décrit par Christian Cuxac permet de faire passer de très nombreux concepts sans avoir recours au lexique standard (ou normé).

Pour revenir sur le processus de création, je vous propose de prendre l’exemple du signe [psychiatre] dont la genèse nous est racontée par Francis Jeggli dans un article qu’il a rédigé pour la revue Persée : « L’interprétation Français/LSF à l’Université (2003) » :

« Ce processus s’est répété pour d’autres concepts des centaines de fois depuis ces vingt dernières années. Voici un autre exemple de l’évolution d’un signe : il y a près de vingt ans il existait un signe qui pouvait se traduire littéralement par « celui qui voit à travers » pour signifier « psychiatre ».

Ce signifiant désignait autant un psychiatre qu’un psychologue ou un psychanalyste. Plus les sourds ont eu accès aux études supérieures (éducateurs spécialisés, aides médicaux psychologique…), plus la stratification conceptuelle s’est affinée. Ainsi est d’abord apparu le signe [psychologue], fait avec les deux mains qui se superposent pour former grosso modo la lettre grecque : « psi ».

Puis est apparu le signe [psychiatre] (correspondant cette fois exactement au français « psychiatre ») : la main dominante rappelant le « P » de la dactylologie, se posait sur la tempe. Le choix de ce signe peut s’expliquer ainsi : l’emplacement de la tempe réfère à la zone de la psyché (par exemple, les signes [fou], [délirant], [rêve], [illusion], [hallucination], etc., se réalisent tous au niveau de la tempe) ; quant au « P », il provient de l’influence du français. C’est ce que l’on nomme l’initialisation d’un signe : la forme de la main correspond en dactylologie à la première lettre du mot en français.
Enfin, ce signe évolua encore pour se libérer de son influence française et devenir ce qu’il est aujourd’hui [psychiatre], avec la main en forme de « bec de canard », qui dérive de la configuration manuelle du verbe [soigner]. C’est donc là aussi un synthème dont la traduction littérale pourrait être : « … qui soigne la psyché ».

Par ces créations linguistiques, on comprend qu’il existe  un danger d’émiettement dialectal du jargon universitaire. En effet certains néologismes ont bien suivi toutes les étapes décrites plus haut mais ne valent que dans une région, alors que d’autres signifiants nouveaux correspondant à une même référence voient aussi le jour à quelques centaines de kilomètres de distance, chaque communauté sourde locale créant ses propres signes. »

C’est là que les interprètes vers la langue des signes française endossent (malgré eux pour certains) un rôle linguistique : en travaillant sur des zones géographiques étendues, en traduisant les journaux télévisés ou sur internet les dépêches de l’AFP comme le fait Websourd, en intervenant via la visio-interprétation, ils participent pleinement à la diffusion des nouveaux signes  les faisant parcourir des centaines de kilomètres en quelques secondes ou quelques minutes grâce aux nouvelles technologies.
Cette fonction (cachée) de passeur de signes est donc fondamentale : en recensant les signes existants pour exprimer telle ou telle idée ou concept pour ne conserver que le ou les plus courants ou à leur yeux les plus signifiants, ils préservent l’unité nationale de la LSF et permettent au communautés sourdes isolées de s’approprier les nouveaux signes créés par d’autres sourds.

Les sourds dans la société française du XIXè siècle

Elle est interprète F/LSF en région parisienne et elle fut mon professeur de « techniques d’interprétation » durant mon M1 à l’université de Paris VIII.
Deux bonnes raisons pour évoquer l’ouvrage de Florence Encrevé, « Les sourds dans la société du XIXè siècle » issu de la thèse qu’elle a soutenu il y a quelques années.

Voici comment la quatrième de couverture présente le contenu du livre :

« En 1880, à la suite du Congrès de Milan – réuni officiellement « pour l’amélioration du sort des sourds-muets » – le gouvernement français décide de proscrire la langue des signes des écoles pour sourds et d’y imposer l’usage du français oral tant pour la transmission des connaissances que pour les échanges quotidiens des professeurs et des élèves, y compris des élèves entre eux. Aujourd’hui encore, aux yeux des sourds, ce Congrès symbolise une véritable « révolution négative », incompréhensible et aux conséquences lourdes puisqu’elles sont encore perceptibles en ce début de XXIe siècle.

Comment expliquer une telle décision ? Alors qu’entre 1830 et 1860, Ferdinand Berthier et ses « frères » sourds parviennent à faire entendre à la société qu’ils sont en mesure d’accéder à l’égalité civile grâce à l’utilisation de la langue des signes, la langue des signes va rapidement être victime de l’idée de progrès.

En cette période des débuts de la révolution industrielle, tout est encore possible et les sourds peuvent revendiquer l’utilisation de la langue des signes dans tous les domaines. Mais entre 1860 et 1880, l’idée de progrès conquiert peu à peu presque tous les domaines de la société et au lendemain du Congrès de Milan en 1880, les sourds ne peuvent plus revendiquer l’utilisation de la langue des signes comme c’était le cas après la Révolution de 1830.
Paradoxe surprenant au premier abord : alors que la société progresse vers davantage d’égalité civile, comment expliquer que les sourds se sentent en situation d’inégalité et demandent à être à nouveau considérés comme ils l’étaient auparavant ? Telle est l’interrogation centrale de ce livre.

L’étude commence en 1830 lorque la Monarchie de Juillet montre la volonté d’appliquer les principes de 1789 et s’arrête en 1905 date du vote de la loi sur la séparation des Eglises et de l’Etat, traditionnellement considérée comme celle de l’achèvement effectif de la Révolution française.
L’ouvrage renouvelle la perception de la communauté sourde, non seulement au plan de l’histoire et de l’historiographie mais aussi de l’actualité et de l’évolution des rapports entre les sourds et la société d’aujourd’hui. »

Sourds au XIXè

Un dernier détail qui me ravit : une traduction en langue des signes française de l’ouvrage est en cours (l’introduction est déjà visible). Un flash code imprimé dans le livre y donne accès.

Sourds et entendants : un handicap partagé

bpiJeudi 27 Novembre, la BPI (Centre Pompidou) organisait une journée d’études sur le thème : « accueillir les publics sourds en bibliothèque ».
J’ai été invité à intervenir en fin de matinée sur le thème « sourds et entendants : un handicap partagé » (d’où l’existence d’interprètes en langue des signes aurais-je pu ajouter à ce titre).
Je vous en propose un résumé ci-après :

Il y a quelques semaines tandis que je m’interrogeais sur le contenu de mon intervention, j’ai été amené à traduire le jugement écrit d’un tribunal pour enfants pour un couple de personnes sourdes. Le verdict leur était favorable pourtant ces derniers le rejetaient car la juge avait mentionné qu’ils étaient handicapés (sourds) donc qu’ils pouvaient avoir des problèmes de communication avec leurs enfants, tous entendants. Pour eux, il n’y avait pas de handicap, ils ne comprenaient pas l’utilisation de ce terme car leur seule différence était de communiquer en langue des signes. Cette anecdote m’a rappelé qu’effectivement les regards que nous portons sur la surdité sont multiples et qu’ils influent la conception, le rapport que nous entretenons avec ce handicap.
C’est pourquoi, si nous voulons affirmer que la surdité est un handicap partagé, nous devons d’abord nous interroger sur le regard que nous portons sur elle.

1/ La surdité est une déficience auditive :

La surdité uniquement envisagée comme une déficience auditive va se focaliser sur « l’oreille à réparer ». Voici comment se déroule la vie d’un sourd sous ce regard.
Pour les parents entendants cette naissance d’un enfant sourd est un terrible malheur, dont la personne sourde gardera toujours la marque.
Pour les médecins qui l’ont examiné, l’enfant sourd est un malade dont la déficience peut être mesurée et étiquetée voire réparée via un appareillage sophistiqué.
Pour les orthophonistes, il est une parole à rééduquer.
Pour les enseignants, il est un enfant en échec.
Plus tard pour différentes commissions administratives, ce sera un handicapé auquel on attribuera un barème et des allocations compensatrices.

Ces propos se retrouvent dans le discours médical. Ainsi le professeur Chouard, médecin ORL pratiquant l’implantation cochléaire, est un des représentants de cette idéologie. Nous pouvons lire sur son site internet : « La surdité ne doit plus exister […]. On a tout aujourd’hui, pour la prévenir, la pallier, la traiter et souvent la guérir ».
Il fut aussi un défenseur du dépistage précoce de la surdité (au coté de la députée Edwige Antier) tant décrié par la Fédération des Sourds de France.

Avec cette idéologie, on se focalise sur ce qui ne fonctionne pas, c’est-à-dire l’oreille et l’implant sera la solution proposée.
Les tenants de la perspective médicale soutiennent que pour avoir une vie «normale», une personne doit entendre et être en mesure de communiquer par écrit et verbalement afin de pouvoir s’insérer dans le collectif social.
Dans cette optique, le sens de l’ouïe, la parole et l’écrit sont des éléments fondamentaux de toute interaction sociale. Il faut donc réparer l’oreille et amener la personne sourde à oraliser, condition sine qua non de sa bonne intégration au sein de notre société.

On ne peut alors évoquer un handicap partagé. En effet, la personne sourde est niée, seule « l’Oreille » est prise en compte. Il n’y a aucune interaction entre sourd et entendant puisque pour exister le sourd doit d’abord être réparé donc ne plus être sourd.

Yves Delaporte ethnologue et auteur de l’ouvrage « Les Sourds c’est comme ça » remarque : « depuis que l’occident s’est ouvert à l’altérité culturelle, il n’y a pas d’exemple d’une telle incompréhension. Il n’y en a pas non plus où l’on ait cherché avec autant de persévérance, d’argent, d’institutions, de textes administratifs, d’injonctions ministérielles à transformer un groupe humain de ce qu’il pense être ».

2/ La surdité est une différence :

Avec cette deuxième perspective, la surdité est perçue comme une caractéristique d’un membre appartenant à une minorité culturelle et linguistique.
Selon cette ligne de pensée, mise en avant par la communauté sourde, la surdité n’est plus un handicap, mais une différence qui peut amener l’individu à faire partie d’une culture ou communauté distincte, bien que minoritaire.

Pour les entendants, la norme s’est d’entendre. Les sourds sont donc définis par un écart à cette norme, plus précisément par un degré d’écart à cette norme. A l’inverse pour les sourds il n’y a pas une norme mais deux.

Cette différence donne naissance à une langue : la langue des signes mais également à une communauté sourde, une culture sourde distincte, ayant en commun leur propre langue, leurs propres valeurs, règles de comportement, traditions, leur propre identité et leur propre humour.
La langue des signes est l’élément fondamental de cette culture sourde. Elle en est un élément constitutif irréductible car elle matérialise dès sa naissance la relation, le moyen de communication d’une personne sourde avec l’autre, avec le monde.

Si nous prenons l’exemple de tracts distribués par l’association « Les Sourds en Colère » (1993), réagissant à la pratique de l’implant cochléaire, nous pouvons lire des propos tels que : « Contre la purification ethnique, stop à la vivisection humaine. Soyons d’une autre race de la population humaine, d’un autre peuple avec notre histoire, notre culture et notre langage ».
On voit, ici, que tout un lexique autour de la notion de communauté, voir même de peuple sourd, se développe.

Yves Delaporte partisant de cette idéologie considère que les sourds forment une ethnie à part dans la mesure où, pour lui, être sourd n’est pas subir un handicap, mais c’est tout simplement appartenir à une autre culture, dans laquelle les signes se substituent à la parole vocale.

Alors que la surdimutité est communément regardée comme la plus terrible des infirmités, les sourds se considèrent comme normaux. C’est que sourds et entendants n’ont pas les mêmes critères pour juger de la normalité. Les entendants définissent les sourds par rapport à un manque d’audition. C’est une définition physiologique.
Les sourds se placent d’un tout autre point de vue : ils partagent le monde en deux catégories en fonction du mode de communication. C’est une définition culturelle. Il y a les gens qui communiquent avec leurs lèvres, et il y a les gens qui communiquent avec leurs mains : autrement dit, les entendants et les sourds.
Deux manières d’être et de faire qui ont la même dignité et les mêmes potentialités.

Ce refus de se considérer comme handicapé se retrouve dans d’autres communautés sourdes comme aux Etats-Unis. Ainsi, au gouvernement fédéral qui lui proposait une exonération fiscale identique à celle offerte aux aveugles la NAD (National Association of the Deaf) a répondu : « Nous ne sommes pas des handicapés nous sommes une minorité linguistique. Ce n’est pas de notre surdité dont nous souffrons mais de la façon dont vous nous traitez en raison de notre surdité. Nous ne sommes pas des malades, cessez de vouloir nous guérir, cessez de vouloir nous changer, acceptez-nous tels que nous sommes ».

Avec ses deux regards opposés sur la surdité la relation entre les sourds et les entendants ne peut pas se placer sous le signe de la sérénité. D’un coté la surdité est uniquement envisagée sur un plan mécanique (en faisant abstraction de la personne, de sa culture) de l’autre elle est niée, rejetée créant ainsi ainsi un groupe peu désireux de se mêler « aux entendants dominants la société ». A travers ces deux idéologies, le terme de confrontation serait sans doute plus approprié pour décrire la tension, qui préside aux rapports entre sourds et entendants.

Reste une troisième vision, moins normative, qui promeut le respect et l’égalité entre ces deux communautés.

3/ La surdité, un handicap de communication :

La surdité prive les sourds d’un sens, ce qui nous fait dire que la surdité est un handicap sensoriel.
Cependant, on peut se demander si le plus handicapant est la perte auditive en soi ou les difficultés de communication qu’elle entraîne. Si on considère la deuxième hypothèse, on peut alors parler d’handicap de communication. La communication étant un échange on peut alors penser qu’il s’agit d’un handicap partagé.

Le premier à avoir introduit cette notion est Bernard Mottez en parlant d’expérience partagée (2005). Il souligne que le handicap de la surdité s’organise en fait selon un rapport : « il faut être au moins deux pour qu’on puisse commencer à parler de surdité. La surdité est un rapport, c’est une expérience nécessairement partagée ».

Un entendant s’adressant à un sourd (signeur) va se retrouver en situation de handicap car ce dernier ne le comprend pas.
À l’inverse le sourd qui s’exprime avec aisance dans une langue gestuelle se trouve dans une position de retourner à l’envoyeur le handicap de la surdimutité puisqu’il met l’autre, l’entendant, en position de sourd-muet incapable de se faire comprendre que ce soit par une expression vocale que le sourd ne peut entendre ou par une expression gestuelle qu’il ne connaît pas.

Guy Bouchauveau, ancien médiateur sourd à la Cité de Sciences et de l’Industrie exprime ainsi ce glissement du handicap du sourd vers l’entendant : « maintenant quand je m’adresse à des entendants je préfère les gestes. Parler est inutile. Quand j’étais jeune, j’étais gêné d’avoir à parler. Puis j’ai compris qu’il fallait faire l’inverse et maintenant ce sont les entendants qui sont gênés ».

Si on adhère à cette vision sur la surdité alors on comprend que la symétrie du handicap partagé peut être levée, une communication peut s’établir entre les deux communautés sans que l’une domine l’autre grâce à la présence d’interprètes en langue des signes.

4/ L’interprète en langue des signes

Ce groupe de professionnels constitue un pont entre deux communautés. L’une qui souvent ne se considère pas comme handicapée ou dont le handicap est jugé invisible. Et qui se revendique alors plus comme une communauté linguistique qui, à ce titre, a besoin d’outils techniques pour se faire comprendre. Et l’autre qui manque de la maîtrise de ces outils.

L’interprète est un professionnel des langues. Il permet à deux communautés linguistiques de pouvoir communiquer chacune dans sa propre langue tout en respectant les codes de sa propre culture. Il est biculturel car en plus d’une culture générale développée, il connaît les spécificités culturelles en lien avec ses langues de travail afin d’assurer une prestation de qualité.

Il faut ici souligner le caractère très problématique du cumul des tâches endossés par les interfaces de communication. Il n’est en effet pas possible d’interpréter de manière neutre et fidèle (ainsi que l’exige le code déontologique des interprètes en langue des signes) et d’apporter en même temps une aide qui consiste à sélectionner les informations les plus importantes, à reformuler ou expliquer ce qui est dit par les uns et les autres et à donner des conseils. Ce sont deux approches non compatibles en simultanée.
De même il est difficile de respecter la prise de parole des usagers sourds si un intervenant est successivement celui qui traduit tant bien que mal, qui apporte des informations contextuelles ou culturelles et qui analyse les besoins en accompagnement.
Le cumul de ces fonctions dans le temps place l’interface de communication comme étant l’interlocuteur principal, avant la personne sourde elle-même. Bref l’interface ne considère pas qu’il y a « égalité » entre les deux communautés. Il est toujours dans l’optique qu’il faut aider le sourd, que le sourd ne peut pas s’en sortir seul, que son problème n’est pas seulement son mode de communication mais qu’il n’a pas les compétences suffisantes pour comprendre seul.

A l’inverse, l’interprète en langue des signes traduit les échanges des interlocuteurs entre la langue française et la langue des signes. Mais en aucun cas il ne remplace la personne sourde ou la personne entendante, le messager ne devant jamais éclipser le message. Il met les deux communautés sur un même pied d’égalité car il a compris que ce handicap de communication était également partagé.
De plus il respecte un code éthique, cadre indispensable permettant de distinguer l’interprète des autres professionnels comme l’interface de communication, le preneur de notes, le répétiteur ou le médiateur social.

De fait, ce code est une réponse à Arlette Morel et à son discours prononcé à Albi en 1987 qui reprochait aux interprètes, leur manque de déontologie dans l’exercice de leur métier : elle évoquait la nécessité de mettre en place une formation et une déontologie adéquate.
Selon elle, « ces interprètes estimant avoir une solide expérience de l’interprétation sur le plan pratique… n’éprouvent pas le besoin d’aborder l’interprétation comme un vrai métier c’est-à-dire avec une vraie formation….une formation théorique avec une approche déontologique de la fonction, aussi nécessaire que la maîtrise de la LSF. Dommage car ils auraient ainsi appris à être neutres, à ne pas penser à la place du sourd, en résumé à ne pas être plus sourd que sourd ».

Les sourds, parce ils n’entendant pas et n’ont, de ce fait, pas de retour auditif, ni du message original de leur interlocuteur entendant, ni du message interprété, constituent la seule communauté linguistique au monde à ne pouvoir juger de la qualité effective d’une interprétation simultanée.
On comprend alors que les questions d’éthiques professionnelles des interprètes en langue des signes sont au moins aussi importantes lors de la formation, que dans la mise en oeuvre de techniques d’interprétation. Et qu’elles sont indispensables pour garantir à chacune des communautés un traitement équitable face à ce handicap partagé qu’est la surdité.

Comment devenir le journaliste présentateur du journal de 20h ?

Rassurez-vous, je ne suis pas atteint par la folie des grandeurs et ce billet n’a pas pour objectif de vous expliquer comment évincer Laurence Ferrari, David Pujadas, Claire Chazal ou Laurent Delahousse afin de vous installer aux commandes du 20h de TF1 ou de France 2.

Plus modestement, ayant dû récemment interpréter en langue des signes française le journal de LCI diffusé à 20h, je souhaite évoquer la difficulté principale à laquelle il faut faire face quand on doit interpréter un journal télévisé à savoir « devenir » l’énonciateur c’est à dire le journaliste-présentateur.

Attention, quand j’écris « devenir l’énonciateur » il ne faut pas comprendre que l’interprète serait tellement efficient qu’il disparaîtrait du champ de la communication et deviendrait transparent voire évanescent.
En réalité, il s’agit en devenant le journaliste ou tout autre interlocuteur durant ce journal télévisé (commentateur, témoin, expert, interviewé…) de s’insérer intelligemment dans le processus du journal, dans sa mise en scène, pas de disparaître.
Plus précisément l’interprète en langue des signes doit parvenir à retranscrire l’intonation et le rythme du locuteur afin de ne faire plus qu’un avec lui.
Ainsi, qu’une personne s’exprime avec un débit rapide ou lent, saccadé ou fluide, nerveux ou calme etc. nous devons faire ressentir ces  couleurs via notre interprétation, nous devons faire ressortir ces points caractéristiques.

En écrivant cela, je ne fais que reprendre le schéma de communication proposé par Roman Jakobson et décrivant les différentes fonctions du langage telle que :
– la fonction expressive : l’émetteur du message informe le destinataire sur ses pensées, son attitude, ses émotions via l’intonation, le timbre de voix, le débit de parole…
– la fonction poétique : elle fait du message un objet esthétique et inclut la forme que l’on donne au message, le ton, la hauteur de la voix…

Voilà pour la théorie.
A présent revenons sur notre plateau de télévision ou le journal a commencé depuis quelques minutes pour constater, qu’hélas le ou la journaliste s’exprime trop très vite en lisant (via son prompteur) un texte écrit.

Selon une étude citée par D. Seleskovitch et M. Lederer dans leur célèbre ouvrage Interpréter pour Traduire (p.81) un discours normal (c’est-à-dire spontané) se déroule à environ 150 mots par minute (d’autres études le situent à 135).
D’après mes calculs, si on compte le nombre de mots prononcés par un journaliste durant le journal qu’il présente, on trouve en moyenne par minute : France 2 (Télématin) : 195 mots, BFMTV : 207 mots, iTélé 200 mots et LCI 190 mots.
Le débit est donc soutenu comparé à une conversation classique ou à une conférence dans un amphitéâtre (idem pour les commentaires en voix off durant les reportages). Le journaliste a conscience d’ailleurs de la difficulté pour l’interprète à suivre ce rythme infernal et s’en excuse parfois à la fin du journal. Ainsi, lorsque la lumière rouge au-dessus de la caméra s’est éteinte, la première question que me posa la journaliste (la charmante et très gentille Katherine Cooley) fut « ça a été, je ne parlais pas trop vite ? ». Poliment je lui ai répondu « non non, ne vous inquiétez pas » tout en essayant de reprendre mon souffle.

Il faut donc non seulement pouvoir signer très rapidement, sans hésitation, éliminer les « signes parasites » qui rallongent (voire alourdissent) votre traduction et donc vous font perdre du temps mais aussi trouvez des expressions iconiques, c’est à dire « donner à voir » en un minimum de signes.
La difficulté supplémentaire face à ce débit de paroles est qu’on ne peut pas décaler entre le discours et notre interprétation, le risque étant de traduire une information tandis que les images en montrent une autre, par exemple des résultats sportifs tandis qu’à l’écran s’affiche la météo du lendemain.

Une fois cette première épreuve franchie, surgit la seconde difficulté qui est d’intégrer la prosodie du journaliste, toujours dans le but d’être lui ou elle. Or justement, il n’en n’a pas ou très peu. Je veux dire par là que son discours manque cruellement d’intonation, de reliefs.
Attachés à leur neutralité, ne voulant pas faire apparaître leurs opinions, les journalistes à la télévision délivrent une information qui se veut objective. Pour cela leur discours n’exprime que peu d’émotions, ils gardent une élocution monocorde qui est renforcée par la lecture du texte. Ils transmettent un message vers un récepteur (le téléspectateur) en essayant d’intervenir au minimum sur la forme.

Devant la caméra, le journaliste a pour rôle principal d’être un médiateur : il accueille le téléspectateur (« Madame, Monsieur bonsoir »), il introduit les événements (l’actualité), il prend en charge les transitions (le fameux « sans transition » pour effectuer une transition), il fait la clôture par une conclusion finale (« tout de suite la météo »). Sobre dans sa diction, le discours rapide de cet anchorman comme l’appelle les anglo-saxons (celui qui ancre, qui retient) est purement informatif et linéaire.

D’ailleurs, lorsqu’on examine les journaux télévisés, si on étudie leur mise en scène on note de nombreuses similitudes : le cadrage du présentateur est unique. La posture du corps est relativement rigide. On voit simplement son buste. L’expression du visage reste figée. Quelle que soit l’information communiquée, il reste grave, impassible. Il faut généralement attendre un sujet culture comme le 65ème Festival de Cannes ou le lancement des sujets sportifs pour apercevoir quelques notes d’humour, un léger relâchement dans l’expression.
De plus, sa parole est dépouillée de toute opérateur de modalisation : les yeux rivés sur son prompteur, il lit rapidement et sur un ton monocorde un texte purement descriptif (factuel) qu’il a rédigé auparavant.
Le présentateur est donc un support neutre, un simple point de passage du discours de l’information qui en quelque sorte « parle par sa bouche ». On pourrait presque l’appeler « journaliste-ventriloque ».

Et c’est lui que l’interprète en langue des signes doit traduire c’est cette personnalité volontairement lisse (mais qui s’exprime très rapidement) qu’il nous faut intégrer.
Or, en tant qu’interprète pour pouvoir justement effectuer un transfert afin de devenir ce journaliste nous avons besoin d’aspérité, de ruptures de rythme, de vie dans le discours. Là, il n’y a pas de pause, pas de respiration, tout est énoncé d’une même voix ce qui complique notre tache pour nous y retrouver et traduire fidèlement le discours (en prenant en compte l’intention du locuteur).
De plus, pour accorder sa prosodie à son visage ce dernier est relativement inexpressif. Nous sommes donc supposés avoir ce même visage inexpressif ce qui est à l’opposé de la langue des signes elle-même où justement les expressions du visage (mimiques faciales) sont l’un des cinq paramètres majeurs de la grammaire de cette langue.
Bref, tant que le journaliste reste muré dans son rôle « sérieux », sa neutralité forcenée l’entoure d’une sorte de carapace qu’il est difficile de briser.

A l’inverse dès qu’un sujet plus léger est relaté (rarement hélas) et que le journaliste tente une note d’humour par exemple, on entre alors beaucoup plus facilement dans le personnage, on se détend soi-même et le travail de traduction est alors plus aisé car le discours offre des contrastes, le journaliste rythme son discours par des apartés, des commentaires, tout simplement il exprime une personnalité, sa personnalité.
On peut alors l’endosser et devenir, l’espace de quelques minutes, le présentateur vedette du journal de 20h.

Voici trois exemples du journal de 20h de LCI traduit en lsf.
Cliquez sur l’image pour accéder à la vidéo :

.

Traduire une érection

Ce titre aguicheur n’a bien évidemment pas pour objectif de tirer vers le haut l’audience de ce site sur l’interprétation en langue des signes française.
Il s’agit plutôt d’illustrer une réflexion que je me faisais récemment tandis que je traduisais un cours de médecine : sommes-nous pré-déterminés ou influencés par notre genre (homme, femme…) lorsque nous exerçons notre métier d’interprète en langue des signes ?

Pour dire cela plus simplement, qu’on soit une fille ou un garçon, notre manière d’interpréter sera-t-elle différente ?

Afin de répondre à cette question, intéressons-nous (sans nous laisser troubler), à la façon de traduire en lsf le terme [ERECTION].
Pour cela il existe deux approches distinctes afin de signer cette action virile :
1- l’index se lève simplement et le signe est exécuté à partir du bas du ventre ;
2- l’avant-bras se redresse vigoureusement devant le torse, le poing fermé.

Une étude sérieuse s’appuyant sur des sondages fiables permet de révéler que 95% des interprètes hommes signent [ERECTION] avec le poing tandis que 95% des interprètes femmes la signent avec leur index.

Notre conclusion sera donc simple mais ferme : il existe bien un déterminisme sexuel qui influence notre façon d’interpréter du français vers la lsf.

Les tactiques de l’interprète en langue des signes face au vide lexical

Ce billet est une série d’extraits du passionnant article rédigé par Sophie Pointurier Pournin, interprète en langue des signes française et Daniel Gile, professeur à l’ESIT, Université Paris 3 et publié sur le site jostrans.org.

« Comme d’autres langues des signes nationales, la langue des signes française (LSF) est une langue à part entière, qui a notamment son lexique et sa grammaire propres. Apparue initialement comme langue d’expression et de communication véhiculaire entre personnes sourdes, donc au sein d’une petite fraction de la population nationale, elle proposait une couverture lexicale des différents domaines de l’activité humaine bien moins étendue que le français et son vocabulaire n’évoluait pas quantitativement à la même vitesse que le lexique du français. La LSF ne compte en effet que quelque 6 000 signes standard référencés face à des dizaines de milliers de mots que l’on trouve dans les dictionnaires généraux de langue française et aux centaines de milliers d’unités lexicales employées dans les domaines de spécialité.

Le vide lexical peut poser problème : lors d’une émission de  L’Œil et la main,  sur la chaîne de télévision France 5, pour rendre en LSF le concept de dyspraxie, il a fallu à l’interprète huit secondes et deux tactiques différentes : une périphrase ([gestion/corps] [gestion maladroite] [signe maladroit]), puis la présentation du mot D.Y.S.P.R.A.X.I.E. signe alphabétique par signe alphabétique. L’emploi d’un signe lexicalisé aurait fait gagner beaucoup de temps et économisé de précieuses ressources attentionnelles à l’interprète et aux téléspectateurs sourds.

Les sourds, présents dans de nombreux domaines de spécialité, ainsi que les interprètes qui travaillent pour eux, sont donc amenés à créer des codes et des signes là où ils font défaut : une personne sourde travaillant en laboratoire de microsoudure aura besoin de termes précis pour désigner un condensateur, un braser, un braser à vagues ; un étudiant sourd étudiant le contrôle de gestion aura besoin de termes pour désigner les immobilisations, les dividendes etc.

Il n’existe pas de commissions officielles de terminologie en LSF pouvant recenser, réguler et faire évoluer la langue. Les techniques discursives de la langue des signes permettant au quotidien de s’exprimer sans recourir systématiquement à des signes standard, il n’y a pas eu d’urgence à créer des centaines de néologismes pour enrichir le vocabulaire spécialisé ou plus élaboré.

En conséquence, pour se doter de nouveaux signes et en l’absence d’instances de normalisation, la LSF doit souvent attendre une initiative privée correspondant aux besoins concrets d’une structure ou d’un étudiant en cursus universitaire pour répondre à des besoins lexicaux spécifiques. Malgré les possibilités qu’offre internet, il est rare qu’un glossaire ainsi établi réussisse à se diffuser au niveau national.

L’essentiel de la création lexicale se fait donc par les interprètes eux-mêmes en situation, en consultation avec les personnes sourdes pour lesquelles ils travaillent. La diffusion des nouveaux signes est informelle et en grande partie aléatoire : elle dépend des contacts entre les interprètes et de leur attitude (en France, ils considèrent en général que l’enrichissement lexical de la LSF relève de l’initiative et de la responsabilité de la communauté des sourds signants et de l’adoption ou non d’un nouveau signe par cette même communauté).

Par ailleurs, les interprètes en LSF sont tenus de respecter les normes sociolinguistiques de la communauté sourde majoritaire. Il se trouve que contrairement aux communautés sourdes étatsunienne et britannique, par exemple, elle est hostile à la dactylologie (qui consiste à épeler par signes le mot en langue vocale, en l’occurrence le français).

Les tactiques les plus fréquentes.

1-Labialisation du mot français
La labialisation ne vient jamais seule ; elle accompagne un signe, une épellation.
On peut distinguer deux formes de labialisation : la forme standard, composante idiomatique de la langue des signes, et l’articulation sympathique, qui regroupe des mimes buccaux, des sons et autres mouvements de la bouche nécessaires à une communication idiomatique

Exemple :
« Agir à long terme ou à moyen terme » : [mur] + [loin devant] …. [mur] + [devant] + [moyen] furtivement esquissé de la main gauche, labialisé
« long moyen terme »

2-Dactylologie : l’utilisation de l’alphabet manuel codé en signes
La dactylologie est une pratique qui ne s’utilise habituellement que pour épeler les noms propres n’ayant pas d’équivalent lexical en LSF, ou en dernier recours pour venir à bout d’une incompréhension inextricable. Les sourds n’étant pas tous à l’aise avec la langue écrite, il ne leur est pas naturel de saupoudrer la LSF de mots dactylologiés (à la différence de l’usage dans la langue des signes américaine). Elle permet elle aussi d’indiquer directement le lexique français utilisé pendant le cours à l’étudiant, qui s’exprime ainsi à ce propos: « (…)j’ai aussi besoin des mots, si l’interprétation est trop imagée je ne sais plus de quel mot français j’ai besoin pour exprimer ce concept par écrit. »

3-Emprunt adaptatif à la LSF : emploi d’un signe existant investi d’un nouveau sens
Un signe existant en LSF est emprunté et investi d’un sens nouveau, généralement spécialisé (ici dans le domaine du contrôle de gestion). La labialisation est majoritairement associée à ce procédé.
Cette tactique a également été utilisée pour différencier  qualité/performance/efficience/efficace, qui se signent de la même façon.

4-Scénarisation
Très largement utilisée par les interprètes, la scénarisation crée des saynètes qui condensent le sens du discours. Comme le montre l’exemple ci-dessous, une scénarisation peut comprendre un signe issu lui-même d’une scénarisation préalable.

Exemple:
Actionnaire : [personne] + [coupon détaché] + [acheter]

Ici, le signe [action] avait été au préalable créé par l’étudiant et  l’interprète suite à la définition du mot et à une référence faite par le professeur (autrefois, les actions se matérialisaient par de larges feuilles de papier qui se découpaient selon les pointillés). Cette information facile à scénariser a été choisie par l’étudiant sourd  pour  désigner action  d’entreprise  (signé littéralement papier que l’on sépare de sa souche). C’est naturellement que [action] se retrouve dans le signe de [actionnaire] en tant que point de départ d’une nouvelle scénarisation. Hors contexte et en partant du signe [ticket], il serait difficile de remonter jusqu’au terme actionnaire. De nombreux signes ainsi créés ne sont compris que parce qu’ils renvoient à un « connu partagé »  par l’étudiant et l’interprète. L’on trouve parfois sur le terrain une dizaine de signes pour un même terme, car ils ont été créés en même temps par différents binômes étudiants sourds/ILS. Ces signes n’ont pas vocation à se diffuser. Les tactiques de l’interprète face au vide lexical prennent donc un peu le caractère d’un éternel recommencement.

La scénarisation, souvent présentée comme la solution de choix au vide lexical, demande un effort de réflexion lors de son élaboration, et sa mise en place requiert une conceptualisation rapide et efficace du signifiant. Dans les faits, elle est parfois laborieuse, avec de « faux départs » qui peuvent aboutir à son abandon au profit d’une interprétation plus linéaire, proche du français signé.

5-Translittération ou français signé
Le ‘français signé’ consiste à plaquer sur la langue des signes la structure syntaxique du français.

Exemple :
Panier moyen : [anse de panier] + [moyen]

L’interprète et l’étudiant savent qu’il ne s’agit pas dans ce contexte de l’objet ‘anse de panier,’ mais une périphrase serait longue et l’étudiant connaît déjà le concept. La translittération présente ici l’avantage de la rapidité et du lien direct au français.
Le recours au français signé est ici un choix de l’interprète et de l’étudiant. Dans ce cas précis, pour tous les deux, le respect de la forme linguistique de la langue des signes est moins important que le rappel de la forme française.

6-Périphrase
La périphrase est utilisée seule, sans labialisation appuyée ni dactylologie ; c’est une parenthèse introductive au concept. Nous remarquons aussi que dans le corpus, l’emploi de cette tactique pour des mots non techniques comme  formel, optimiser, normatif, chiffres ronds, logistique, répondait à des  besoins immédiats de l’étudiant apparus à travers un regard interrogateur pendant l’interprétation.

Exemples de périphrase :
Logistique : [prévoir] + [transport] + [coût] + [quand] + [etc.]
Chiffres ronds : [chiffre] + [12etc.] + [non] + [net] + [zéro au bout] (scénarisé)

Ces exemples illustrent la difficulté de prendre en charge un contenu pédagogique pour pallier le vide lexical. En fait, quand l’interprète  scénarise des termes spécialisés, il influence fortement la représentation du concept qu’en aura par la suite l’étudiant. »

Pour lire l’article dans son intégralité : http://bit.ly/interpretelsetvidelexical

Code éthique (1) : présentation

Je l’évoque régulièrement dans mes billets et nous allons encore souvent le rencontrer. Il convient donc de s’attarder quelques articles sur lui, à savoir, le Code éthique des interprètes/traducteurs en langue des signes française (LSF) élaboré par l’AFILS.

Ainsi, pour juger de la compétence d’un interprète, on peut se référer à trois critères:
– la langue des signes
– les techniques (stratégies) d’interprétation
– la connaissance et la maîtrise du Code éthique.
Il est donc un élément majeur pour garantir une bonne pratique de notre métier. Ce n’est pas qu’un simple texte théorique encadrant notre profession. C’est aussi un atout pour les interprètes professionnels, une protection qui leur garantit d’effectuer une interprétation correcte et respectueuse dans les meilleures conditions possibles.

C’est à partir de 1970 que le mouvement de reconnaissance de la langue des signes initié par les sourds est accompagné par une volonté de professionnaliser le métier d’interprète (voir historique du métier d’interprète en LSF), d’où la nécessité de réfléchir à l’instauration d’un code déontologique.
C’est ainsi que des interprètes qui travaillaient bénévolement prennent conscience qu’ils sont plusieurs à pratiquer la même profession. Ils décident alors de se réunir et fondent la première association française d’interprètes en 1978, l’ANFIDA (Association Nationale Française d’Interprètes pour Déficients Auditifs) qui deviendra l’AFILS en 1988. A cette occasion sont joints à ses statuts des règles déontologiques qui garantissent la fidélité au message, la neutralité et le secret professionnel.
Les adhérents sont des professionnels rémunérés. Ce code donne pour la première fois un cadre permettant de distinguer l’interprète des autres professionnels comme l’interface de communication, le preneur de notes, le répétiteur ou le médiateur social.

De fait, c’est une réponse au discours d’Arlette Morel prononcé à Albi en 1987 dans laquelle elle reprochait aux interprètes, leur manque de déontologie dans l’exercice de leur métier : elle évoquait la nécessité de mettre en place une formation et une déontologie adéquate.
Selon elle, « ces interprètes estimant avoir une solide expérience de l’interprétation sur le plan pratique… n’éprouvent pas le besoin d’aborder l’interprétation comme un vrai métier c’est-à-dire avec une vraie formation….une formation théorique avec une approche déontologique de la fonction, aussi nécessaire que la maîtrise de la LSF. Dommage car ils auraient ainsi appris à être neutres, à ne pas penser à la place du sourd, en résumé à ne pas être plus sourd que sourd ».

En d’autres termes, pour qu’une situation d’interprétation se déroule de manière professionnelle, l’interprète doit respecter des règles. Cela permet aux interlocuteurs sourds et entendants d’être au cœur de la situation. C’est pourquoi toutes les formations qui délivrent un diplôme d’interprète français/langue des signes française (Master 2) intègrent dans leur cursus de nombreuses heures de cours théoriques et pratiques consacrées à ce Code.

Le Code éthique de l’AFILS se compose d’une partie intitulée « Code déontologique » (titre premier) et d’une partie intitulée « Code de conduite professionnelle » (titre deuxième).
C’est l’ensemble des règles et devoirs auxquels les interprètes membres de l’AFILS doivent se référer dans le cadre de leur activité.
Selon l’AFILS, « la déontologie est un contrat moral passé entre les locuteurs (usagers) et l’interprète garantissant que celui-ci interviendra le moins possible dans les échanges. C’est un engagement à respecter les personnes en présence, leur parole et la langue qu’ils utilisent ». Il s’agit donc de préserver l’autonomie de chaque personne sourde, de lui permettre d’exercer ses responsabilités en ayant une information complète, compréhensible et objective.

Voici le texte de ce Code, tel qu’on peut le trouver sur le site internet de l’AFILS, rédigé par Francis Jeggli et Pierre Guitteny.

CODE ETHIQUE

Le présent code éthique définit les conditions d’exercice de la profession par les interprètes membres de l’AFILS.

TITRE PREMIER

Code déontologique

Article 1. – Secret professionnel
L’interprète est tenu au secret professionnel total et absolu comme défini par les articles 226-13 et 226-14 du nouveau code pénal dans l’exercice de sa profession à l’occasion d’entretiens, de réunions ou de conférences non publiques. L’interprète s’interdit toute exploitation personnelle d’une quelconque information confidentielle.

Article 2.- Fidélité
L’interprète est tenu de restituer le message le plus fidèlement possible dans ce qu’il estime être l’intention du locuteur original.

Article 3.- Neutralité
L’interprète ne peut intervenir dans les échanges et ne peut être pris à partie dans la discussion. Ses opinions ne doivent pas transparaître dans son interprétation.

TITRE DEUXIEME

Code de conduite professionnelle

 Article 1.
L’interprète s’interdit d’accepter un engagement pour lequel il n’est pas qualifié. S’il est le seul à pouvoir assurer cette prestation il pourra le faire après en avoir averti toutes les parties concernées.

Article 2.
L’interprète s’engage, dans la mesure du possible, à se former dans le but de répondre aux besoins des usagers.

Article 3.
L’interprète qui exerce une autre activité professionnelle, notamment au sein d’une même institution, doit prendre garde à ce que les exigences de cette autre activité ne soit pas en contradiction avec le code éthique de l’AFILS.

Article 4.
L’interprète doit avoir une présentation appropriée à la situation d’interprétation. Pour le bon déroulement de l’interprétation, il doit veiller à ce que certaines conditions matérielles soient respectées (lumière, placement, etc.).

Article 5.
Conformément à l’article L112-3 du code de la propriété intellectuelle, l’interprète est propriétaire de sa traduction et de son interprétation. Aucune utilisation, diffusion, ni commercialisation de cette dernière ne pourra se faire sans son accord.

Article 6.
L’interprète doit être loyal et solidaire à l’égard de ses collègues. Toute critique sur un collègue ne doit pas être énoncée en public.

Article 7.
L’interprète doit s’assurer qu’il dispose de bonnes conditions de travail. Il doit prévenir son client que des pauses lui sont nécessaires. En aucun cas il ne pourra travailler plus de deux heures sans relais. En situation de conférences, les interprètes travailleront toujours en équipe.

Article 8.
Si l’interprète travaille en équipe, il est en droit de connaître l’identité de son ou ses collègues avant d’accepter un contrat.

Article 9.
L’interprète peut refuser un contrat si, pour une raison éthique et personnelle, il sent que sa prestation ne sera pas conforme au présent code. Le client pourra alors demander une attestation de refus à l’interprète.

Article 10.
Les interprètes qui travaillent ponctuellement bénévolement pour des associations caritatives ou à caractère humanitaire, s’engagent à respecter le présent code et à demander les mêmes conditions de travail que s’ils étaient payés.

Le conseil d’administration peut être interpellé pour tout manquement à ces codes.
Celui-ci, éventuellement aidé d’une commission spéciale nommée à cet effet, statuera sur les suites à donner à toute plainte dans les plus brefs délais. Les sanctions prises par le CA à l’encontre de l’interprète concerné pourront aller jusqu’à sa radiation.

Pour plus d’informations historiques sur la création de ce code déontologique, je vous conseille de lire l’article/chronologie rédigé par Francis Jeggli à l’adresse suivante : http://bit.ly/histoirecodedeonto .

A suivre : le secret professionnel