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Natalia Dmitruk, une histoire vraie

Note :
Mon billet précédent qui relatait l’histoire farfelue d’une interprète en langue des signes qui voyait des zombies radioactifs ayant été largement repris par des journalistes n’ayant pas vérifié l’information, je préfère signaler, dès le titre, que ce qui va suivre s’est réellement passé.

Sinon j’aurais pu choisir d’intituler cet article : « Déontologie versus désobéissance civique, un cas de conscience intéressant » (mais c’était un peu long comme accroche).

Si l’histoire de Leslie Grange était imaginaire, il est pourtant déjà arrivé que des interprètes en langue des signes soient licenciés pour s’être permis de glisser leur opinion personnelle durant leur travail à la télévision. Ce fut, par exemple, le cas en Ukraine en 2004 durant la « Révolution Orange ».

A cette époque Natalia Dmitruk est interprète en langue des signes ukrainienne pour une chaîne de télévision d’Etat.
Fervente partisan du candidat de l’opposition, elle décida un matin de nouer un ruban orange à son poignet, signe de soutien à la révolution qui débutait.
Ce même jour, lors du journal de midi qu’elle traduisait, était annoncé la victoire du candidat officiel Victor Ianoukovitch sur celui de l’opposition Victor Iouchtchenko.
Dans sa petite lucarne en bas à droite de l’écran, Natalia Dmitruk s’éloigne alors rapidement du discours officiel de la présentatrice aux ordres du gouvernement et commence à signer : « On vous ment. Les chiffres de la commission électorale sont faux. Victor Iouchtchenko est notre président. Soutenons-le ». Puis elle reprend la traduction du reportage. Avant d’ajouter en conclusion du journal : « Je n’avais plus le cœur de vous mentir. Plus jamais, je ne le ferai. Je vous dis au revoir, mes chers téléspectateurs, peut-être ne nous reverrons-nous plus ».
Plus tard elle expliquera à une journaliste de Libération que « laisser mes téléspectateurs dans l’ignorance aurait été les condamner à rester dans leur ghetto ».

C’est ainsi que le mercredi 24 novembre 2004, Natalia Dmitruk, est passée subitement d’obscure traductrice en langue des signes de la chaîne d’Etat ukrainienne UT-1 à héroïne de la « Révolution Orange ».
Quelques minutes après sa prestation, un téléspectateur furieux appella la chaîne pour protester. La rédaction, qui ne s’était rendu compte de rien, lui demanda de raconter précisément ce qu’elle avait « traduit ».
Très vite, la nouvelle se répandit jusqu’à la place de l’Indépendance, au centre de Kiev, où les manifestants affluaient depuis le second tour de la présidentielle. Dénonçant les fraudes du pouvoir, ils avaient installé des tentes orange où ils avaient décidés à camper jusqu’à la reconnaissance de la victoire de Iouchtchenko. Le soir même, la chaîne 5, la seule d’opposition retransmise sur grand écran place de l’Indépendance, diffusa les images de la « traduction » de Natalia.

Surtout, par son acte de rébellion, elle a incité les 250 journalistes de la rédaction à réclamer eux aussi le droit de dire la vérité et à exiger dans tous les médias une couverture plus équilibrée de la situation politique ce qui permit lors de l’élection présidentielle suivante à Iouchtchenko d’être déclaré vainqueur.

Pour son action courageuse, Dmytruk a reçu le prix John Aubuchon pour la liberté de la presse. Durant la cérémonie, elle expliqua : « après chaque émission où je traduisais en langue des signes je me sentais comme salie par ces informations mensongères, je voulais me laver les mains. Alors, sans le dire à personne, j’ai été chercher au fond de moi-même la force pour oser faire ce que me dictait ma conscience ».

Peu après, le président de la chaîne de télévision a supprimé le service des interprètes en langue des signes forçant Natalia Dmitruk à démissionner pour rejoindre une chaîne concurrente, Canal 1+1.

Bien sûr on pourrait discuter des heures sur ce « cas d’école » qui enfreint délibérément le code déontologique auquel est soumis tout interprète en particulier le devoir de fidélité et de neutralité.
Certains diront : oui l’interprète a eu raison elle agissait « pour la bonne cause ».
D’autres répondront : de quel droit un interprète décide qu’une cause est juste ou pas ?

Je dirais simplement que la situation était exceptionnelle et qu’on ne combat pas une dictature en respectant les règles.
Il faut donc, à mon avis, rendre hommage à la détermination et au courage de cette femme.

Honteux !

Précisions : depuis la rédaction de cet article, Rue89.com puis Nouvelobs.com sont revenus sur cet événement pour s’en moquer d’abord, s’en offusquer ensuite.
Cela n’a manifestement pas plu à l’UMP qui a décidé de retirer la vidéo du discours de Roselyne Bachelot du site Youtube.

Confortablement installé dans mon fauteuil club, je m’apprêtais à passer une soirée tranquille quand soudain via le site sourds.net, je suis tombé (la tête la première) sur cette vidéo :

Au départ, il s’agit de Roselyne Bachelot, Ministre des Solidarités et de la Cohésion sociale prononçant un discours dans le cadre d’un atelier sur le handicap organisé par l’UMP.
On aperçoit à ses cotés, d’abord avec un cadrage approximatif, puis (hélas) plus nettement (après 1’30 de défilement), une députée (UMP) Marianne Dubois faisant office d’interprète en langue des signes française.

Et là les bras m’en tombent (ce qui est embêtant pour un vrai interprète français/LSF), car le spectacle donné est affligeant.

Cette personne ayant un fils sourd imagine qu’elle possède une quelconque compétence ou légitimité à parler de la surdité et de la langue des signes notamment lors de débats à l’Assemblée Nationale où on a le sentiment qu’elle s’est auto-proclamée porte-parole de cette communauté.
Peut-être, ce n’est pas à moi de juger…
C’est pourquoi elle a aussi créé un groupe d’études à l’Assemblée sur la langue des signes après les débats houleux qui ont suivi le vote sur le dépistage précoce de la surdité en juin 2011.
Elle est en outre régulièrement interviewée ce qui lui permet de dire des contre-vérités comme dans cette vidéo où elle déclare (2’30) :
« la langue des signes n’est pas une langue de traduction » (sic), ce qui personnellement m’inquiète sur la pérennité de mon emploi.

Après une telle déclaration on peut en tout cas affirmer que cette dame ne connaît ni l’histoire, ni la culture sourde ni les bases des recherches linguistiques autour de cette langue.

Pour revenir à la vidéo précédente, il suffit de la visionner un court instant (qui est déjà trop long et pénible) pour constater qu’elle n’a évidemment aucune compétence ni qualité pour effectuer le travail sérieux d’un interprète diplômé. On pourrait alors s’apitoyer sur sa prestation ridicule, mais non car c’est son choix de se mettre ainsi en scène et depuis longtemps le ridicule ne tue plus.

Cette vidéo, soyons clair, est l’exemple même de ce que n’est pas un interprète en LSF, même si à 7’30 Mme Bachelot l’interpelle en disant : « mais je ne veux pas perturber notre interprète » (c’est surtout nous que « l’interprète » perturbe).
N’allez pas penser « c’est mieux que rien » car c’est tout simplement « pire que tout ».
D’abord,  elle ne produit pas, elle ne s’exprime pas en LSF. Tout au plus lance-t-elle, par-ci, par-là, quelques signes mal configurés qui n’ont aucun sens. Ainsi quand elle tente maladroitement de traduire [handicapé] on pourrait croire qu’elle signe [singe] (peut-être un lapsus-signe révélateur?).

Bien sur la fidélité au discours est inexistante. Notez les pauses qu’elle s’accorde. Sans doute juge-t-elle que certains passages du discours n’ont aucun intérêt (ce qui n’est pas sympa pour sa copine) et que ce n’est pas la peine de se fatiguer à les traduire pour des sourds qui ne comprendraient rien de toute façon.

Quant à la neutralité… On a l’impression qu’elle approuve les commentaires de gens dans la salle, elle grimace (de douleur j’imagine), elle sourit, elle fait des clins d’œil, elle essaye de comprendre quelques signes qu’une personne bien intentionnée tente de lui souffler… Bref Mme Dubois est sur scène (son égo est satisfait) et elle s’amuse à (mal) jouer à l’interprète. D’ailleurs, très fière, elle n’hésite pas à poster cette vidéo sur son mur Facebook [mise à jour : sans doute prise de remords, elle a retiré cette vidéo]. Cerise sur le gateau (déjà bien indisgeste), à la fin du discours elle applaudit avec la salle la Ministre qui salue son auditoire.

C’est une honte et cela est d’autant plus choquant que cette mascarade nous est offerte par une élue de la République se prétendant défenseur des handicapés en général et des sourds et malentendants en particuliers, militant pour une pleine et entière accessibilité de la société française et qui se complaît dans ce spectacle dégradant du métier d’interprète en langue des signes française.
Et on ne peut que relever l’ironie de la situation. Alors que le discours prononcé par Roselyne Bachelot encense les mesures prises par le gouvernement actuel, se félicite du bilan des actions menées en matière d’insertion des personnes handicapées et d’accessibilité, il n’a pas été fait appel à un interprète professionnel ayant un diplôme reconnu par l’Afils.
Il ne s’agit pas d’en rire ou d’en pleurer mais simplement de le dénoncer et constater, hélas, que la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées est bien loin.

Une citoyenneté accessible par Jérémie Boroy

Comme promis, le second texte après celui d’Arlette Morel.
Bien qu’écrit à 24 années de distance, son leitmotiv est le même : garantir aux personnes handicapées une autonomie de pensée et d’actions au sein de la société car elles sont d’abord des citoyens à part entière.
Il y a un quart de siècle, pour la communauté sourde cela signifiait une formation adéquate des interprètes en langue des signes française. Car Arlette Morel en avait déjà conscience, cette égalité passerait par «l’interprétation en langue des signes qui permet aux sourds d’avoir accès in vivo à l’information. Si on leur en donne les moyens, les sourds peuvent être des citoyens responsables et autonomes. Il faut que les sourds aient accès à la culture, à la formation et à l’information».

Dans la continuité de cette pensée, Jérémie Boroy, Délégué général d’Altidus a publié une tribune dans le journal Libération le 19 novembre 2011 intitulée : « Une Citoyenneté Accessible », preuve que ce combat est essentiel comme nous le rappelions dans ce billet. Le débat s’élargit et il s’agit pour les sourds de s’assurer notamment de la présence systématique des interprètes durant les campagnes électorales à venir, afin que les discours, les échanges soient compris de tous. Et au-delà de la surdité, ce texte est surtout un appel à la participation au débat politique de chacun d’entre nous handicapé ou non grâce à une parfaite accessibilité.

« Le cœur de notre vie politique bat plus fort tous les cinq ans, au moment des élections présidentielles et législatives. À la veille des échéances électorales de 2012, il est crucial de rappeler l’importance de rendre accessibles les campagnes des candidats aux électeurs en situation de handicap.

Le handicap recouvre des réalités très diverses et concerne plusieurs millions de nos concitoyens. Les handicaps sont multiples : moteurs, auditifs, visuels, mentaux ou psychiques ; ils sont momentanés ou définitifs ; ils sont parfois associés. Mais les personnes handicapées sont avant tout des citoyens à part entière. Elles aspirent à exercer pleinement leur citoyenneté, ce droit naturel qui leur est encore trop souvent refusé !

La loi du 11 février 2005 pour l’Égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté ainsi que le principe de l’accès de tous à tout s’imposent à nous tous. Les personnes handicapées n’entendent donc pas être dessaisies de leur rôle d’acteur de notre Cité et n’accepteront pas d’être davantage écartées du débat politique et citoyen qui nous attend en 2012.

Il est de la responsabilité de tous les candidats et de toutes les formations politiques de s’engager à mener campagne dans le cadre le plus accessible possible.

Les réunions publiques doivent être organisées dans des espaces répondant aux normes d’accessibilité permettant l’accueil de tous les publics, quels que soient leurs éventuels handicaps. La circulation sans contrainte doit ainsi être possible pour les personnes ayant un handicap moteur ou visuel, la compréhension des discours et des échanges doit être possible pour les personnes sourdes ou malentendantes (via une interprétation simultanée en Langue des Signes Française, une transcription écrite simultanée et une boucle magnétique).

Les sites internet des candidats et des partis politiques doivent également être accessibles. Les messages audiovisuels, qu’ils soient en ligne, diffusés dans le cadre de la campagne officielle ou projetés lors des meetings, seront sous-titrés, traduits en Langue des Signes et audio-décrits. Les professions de foi, les programmes, les tracts peuvent aussi être disponibles sur des supports accessibles à tous et adaptés à chaque type de handicap : en braille, en format numérique, traduits en Langue des Signes, en appliquant les règles européennes du « Facile à lire et à comprendre ». Les permanences des candidats devront elles-mêmes pouvoir accueillir tous les publics et le handicap des électeurs ne doit pas empêcher l’échange avec le candidat et son équipe.

Et la question du coût ? Parlons-en ! La démocratie a un coût qui ne pose pas de difficulté pour l’organisation des élections. Dès lors que ces exigences sont prises en compte en amont de l’organisation de la campagne, elles entraînent peu d’engagements par rapport au budget global d’un candidat, en particulier à l’élection présidentielle.

Cet engagement doit être partagé par l’ensemble des acteurs de la vie politique française pour que les électeurs en situation de handicap ne soient pas réduits à faire leur choix entre les seuls candidats ayant organisé une campagne accessible.

La parole politique a tendance à se complexifier, elle est parfois confuse, voire incompréhensible pour beaucoup de nos concitoyens. Notre effort d’accessibilité sera utile au plus grand nombre et apprécié par l’ensemble des électeurs.

En ce qui nous concerne, que nous soutenions ou non un candidat, nous veillerons à l’engagement des formations politiques pour que leur campagne soit la plus accessible possible car nous sommes convaincus qu’une démocratie se mesure aussi à l’aune de son accessibilité. »

Une version en langue des signes française est disponible à cette adresse : http://www.aditus.fr/electoral/

Si vous le souhaitez, vous pouvez également soutenir cet appel en vous rendant sur la page Facebook : http://on.fb.me/electionsaccessibles

Des langues des signes au Parlement européen

Tandis que l’Europe et sa monnaie, l’€uro, traversent quelques turbulences, il faut saluer les efforts constants du Parlement européen pour se rendre accessible non seulement à ses visiteurs mais aussi à certains de ses parlementaires s’exprimant en langue des signes, grâce, notamment à la présence d’interprètes et traducteurs.

Deux exemples pour illustrer ces démarches.

Depuis les élections européennes de 2009 Ádám Kósa, député sourd hongrois siège au Parlement européen. Comme le soulignait alors Carlotta Besozzi, la Directrice du Forum Européen des Personnes Handicapées (FEPH), « la langue des signes sera ainsi  d’avantage visible dans les couloirs du Parlement européen  durant les cinq années à venir. Le Parlement européen devra aussi clairement rendre ses sessions de travail accessibles aux personnes sourdes ou malentendantes ».

C’est ainsi qu’on peut voir Ádám Kósa durant une session du Parlement européen, s’exprimant en langue des signes hongroise et traduit vers le hongrois :

Toujours avec la volonté d’élargir l’accessibilité de la société européenne aux personnes handicapées pour une meilleure intégration de chacun, la semaine dernière, ce même Parlement s’est penché sur le rapport concernant la « mobilité et l’intégration des personnes handicapées et la stratégie européenne 2010-2020 en faveur des personnes handicapées ». C’est (logiquement) l’eurodéputé hongrois Ádám Kósa qui le présenta. Ainsi par une résolution adoptée à une large majorité, les eurodéputés ont voulu rappeler que les mesures d’austérité mises en place par de nombreux gouvernements ne devaient pas déboucher sur des coupes dans les budgets des services aux personnes handicapées ou dans les projets d’insertion sociale. L’accent a été mis sur la reconnaissance de la langue des signes comme langue officielle des 27 états membres de l’UE. Et les collègues de ce député ont pu constater au sein de l’Assemblée strasbourgeoise la réalité de cette langue car  le rapporteur hongrois s’exprimait, bien sûr, en langue des signes en présence de deux interprètes qui traduisaient ses propos puis les questions orales durant le débat qui a suivi.

Si vous souhaitez « assister » à la session des débats européens autour de ce rapport, en présence des deux interprètes, cliquez sur l’image ci-dessous et choisissez votre langue de réception :


Une petite précision sur le circuit de traduction (apportée par un de mes collègues) : les interprètes en langue des signes hongroise sont devant et la femme blonde à droite traduit vers le hongrois. L’interprète qu’on entend en cabine de français traduit à partir du hongrois ou plus vraisemblablement à partir de la traduction anglaise.

Second exemple :
A Bruxelles, autre siège du Parlement européen, le Centre des visiteurs permet à tous de découvrir l’Institution qui les représente au plan supra-national.
Des écrans multimédias dynamiques et interactifs guident les visiteurs à travers l’histoire de l’intégration européenne et permettent de comprendre l’influence qu’elle a sur la vie quotidienne de chacun. Le centre accueille ses visiteurs dans les vingt-trois langues officielles de l’Union européenne plus en quatre langues des signes. En effet, pour les visiteurs sourds ou malentendants, les guides multimédias comportent des vidéos en langue des signes anglaise, française, allemande et néerlandaise. Il existe également un parcours d’une heure spécialement conçu pour ces visiteurs.

Ci-dessous, la vidéo dans les quatre langues des signes (ce qui est bien la preuve que chaque pays à une langue des signes qui lui est propre) présentant cette visite :