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Quoi de neuf, Docteur ?

C’est sous ce titre que se déroulera les 9 et 10 septembre 2017 à Toulouse, un cycle de conférences organisé par l’Association française des interprètes et traducteurs en langue des signes (AFILS) et le Forum européen des interprètes en langue des signes (Efsli).

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Durant 2 jours, plus de 250 participants venant de toute l’Europe sont attendus à Toulouse : sourds, entendants, interprètes et traducteurs en langue des signes ou en langue vocale, linguistes, spécialistes de l’accessibilité, intermédiateurs, représentants de la communauté sourde, professionnels du monde médical, universitaires, etc.

L’objectif de ce colloque est d’offrir un lieu d’échanges à toutes les personnes œuvrant dans ce domaine, ou intéressées de près ou de loin par le sujet : « Interpréter le soin (médical, mental et autres domaines de santé) ».

En effet, l’accès aux soins pour les personnes sourdes communiquant en langue des signes est compliqué par la barrière linguistique.
De la prise de rendez-vous à la consultation médicale (généraliste ou spécialisée, psychiatrique, dentaire…) de la création du dossier administratif à la demande de remboursements (selon les différents systèmes nationaux de santé), de la lecture de l’ordonnance au séjour dans un centre de rééducation… la présence d’un interprète en langue des signes est souvent indispensable.

A travers le thème de l’interprétation en milieu médical, il s’agira de réfléchir et d’échanger  sur la place de ces professionnels au milieu des blouses blanches (faut-il qu’ils en portent une d’ailleurs ? ).
Les interprètes en langue des signes doivent-ils suivre une formation spécifique ?
Quel est le rôle de « Medisigns » ?
Existe-t-il des stratégies d’interprétations particulières ?
Quid de la terminologie médicale ?
Quel binôme forment-ils avec les professionnels sourds (intermédiateurs, interprètes…) ?
Comment gèrent-ils leur propre stress ?
Quel regard porte le patient sur les interprètes en langue des signes (et réciproquement) ?

Plus largement, comment d’autres champs de recherche (traductologie, linguistique, sociologie, ethnologie) envisagent-ils la présence des interprètes ?

D’autres thèmes pourront être abordés comme l’interprétation des formations pour les professionnels médico-sociaux sourds, comment les interprètes en langue des signes ont pu intégrer les dispositifs d’alerte lors d’épidémies (sida, grippe aviaire…) et lors de campagnes d’information menées par les pouvoirs publics.

Plus d’infos sur le programme et l’organisation de ces rencontres :
– en aimant la Page Facebook : https://www.facebook.com/efsli2017 
– en s’abonnant au fil Twitter : @efsli2017

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Sourds et entendants : un handicap partagé

bpiJeudi 27 Novembre, la BPI (Centre Pompidou) organisait une journée d’études sur le thème : « accueillir les publics sourds en bibliothèque ».
J’ai été invité à intervenir en fin de matinée sur le thème « sourds et entendants : un handicap partagé » (d’où l’existence d’interprètes en langue des signes aurais-je pu ajouter à ce titre).
Je vous en propose un résumé ci-après :

Il y a quelques semaines tandis que je m’interrogeais sur le contenu de mon intervention, j’ai été amené à traduire le jugement écrit d’un tribunal pour enfants pour un couple de personnes sourdes. Le verdict leur était favorable pourtant ces derniers le rejetaient car la juge avait mentionné qu’ils étaient handicapés (sourds) donc qu’ils pouvaient avoir des problèmes de communication avec leurs enfants, tous entendants. Pour eux, il n’y avait pas de handicap, ils ne comprenaient pas l’utilisation de ce terme car leur seule différence était de communiquer en langue des signes. Cette anecdote m’a rappelé qu’effectivement les regards que nous portons sur la surdité sont multiples et qu’ils influent la conception, le rapport que nous entretenons avec ce handicap.
C’est pourquoi, si nous voulons affirmer que la surdité est un handicap partagé, nous devons d’abord nous interroger sur le regard que nous portons sur elle.

1/ La surdité est une déficience auditive :

La surdité uniquement envisagée comme une déficience auditive va se focaliser sur « l’oreille à réparer ». Voici comment se déroule la vie d’un sourd sous ce regard.
Pour les parents entendants cette naissance d’un enfant sourd est un terrible malheur, dont la personne sourde gardera toujours la marque.
Pour les médecins qui l’ont examiné, l’enfant sourd est un malade dont la déficience peut être mesurée et étiquetée voire réparée via un appareillage sophistiqué.
Pour les orthophonistes, il est une parole à rééduquer.
Pour les enseignants, il est un enfant en échec.
Plus tard pour différentes commissions administratives, ce sera un handicapé auquel on attribuera un barème et des allocations compensatrices.

Ces propos se retrouvent dans le discours médical. Ainsi le professeur Chouard, médecin ORL pratiquant l’implantation cochléaire, est un des représentants de cette idéologie. Nous pouvons lire sur son site internet : « La surdité ne doit plus exister […]. On a tout aujourd’hui, pour la prévenir, la pallier, la traiter et souvent la guérir ».
Il fut aussi un défenseur du dépistage précoce de la surdité (au coté de la députée Edwige Antier) tant décrié par la Fédération des Sourds de France.

Avec cette idéologie, on se focalise sur ce qui ne fonctionne pas, c’est-à-dire l’oreille et l’implant sera la solution proposée.
Les tenants de la perspective médicale soutiennent que pour avoir une vie «normale», une personne doit entendre et être en mesure de communiquer par écrit et verbalement afin de pouvoir s’insérer dans le collectif social.
Dans cette optique, le sens de l’ouïe, la parole et l’écrit sont des éléments fondamentaux de toute interaction sociale. Il faut donc réparer l’oreille et amener la personne sourde à oraliser, condition sine qua non de sa bonne intégration au sein de notre société.

On ne peut alors évoquer un handicap partagé. En effet, la personne sourde est niée, seule « l’Oreille » est prise en compte. Il n’y a aucune interaction entre sourd et entendant puisque pour exister le sourd doit d’abord être réparé donc ne plus être sourd.

Yves Delaporte ethnologue et auteur de l’ouvrage « Les Sourds c’est comme ça » remarque : « depuis que l’occident s’est ouvert à l’altérité culturelle, il n’y a pas d’exemple d’une telle incompréhension. Il n’y en a pas non plus où l’on ait cherché avec autant de persévérance, d’argent, d’institutions, de textes administratifs, d’injonctions ministérielles à transformer un groupe humain de ce qu’il pense être ».

2/ La surdité est une différence :

Avec cette deuxième perspective, la surdité est perçue comme une caractéristique d’un membre appartenant à une minorité culturelle et linguistique.
Selon cette ligne de pensée, mise en avant par la communauté sourde, la surdité n’est plus un handicap, mais une différence qui peut amener l’individu à faire partie d’une culture ou communauté distincte, bien que minoritaire.

Pour les entendants, la norme s’est d’entendre. Les sourds sont donc définis par un écart à cette norme, plus précisément par un degré d’écart à cette norme. A l’inverse pour les sourds il n’y a pas une norme mais deux.

Cette différence donne naissance à une langue : la langue des signes mais également à une communauté sourde, une culture sourde distincte, ayant en commun leur propre langue, leurs propres valeurs, règles de comportement, traditions, leur propre identité et leur propre humour.
La langue des signes est l’élément fondamental de cette culture sourde. Elle en est un élément constitutif irréductible car elle matérialise dès sa naissance la relation, le moyen de communication d’une personne sourde avec l’autre, avec le monde.

Si nous prenons l’exemple de tracts distribués par l’association « Les Sourds en Colère » (1993), réagissant à la pratique de l’implant cochléaire, nous pouvons lire des propos tels que : « Contre la purification ethnique, stop à la vivisection humaine. Soyons d’une autre race de la population humaine, d’un autre peuple avec notre histoire, notre culture et notre langage ».
On voit, ici, que tout un lexique autour de la notion de communauté, voir même de peuple sourd, se développe.

Yves Delaporte partisant de cette idéologie considère que les sourds forment une ethnie à part dans la mesure où, pour lui, être sourd n’est pas subir un handicap, mais c’est tout simplement appartenir à une autre culture, dans laquelle les signes se substituent à la parole vocale.

Alors que la surdimutité est communément regardée comme la plus terrible des infirmités, les sourds se considèrent comme normaux. C’est que sourds et entendants n’ont pas les mêmes critères pour juger de la normalité. Les entendants définissent les sourds par rapport à un manque d’audition. C’est une définition physiologique.
Les sourds se placent d’un tout autre point de vue : ils partagent le monde en deux catégories en fonction du mode de communication. C’est une définition culturelle. Il y a les gens qui communiquent avec leurs lèvres, et il y a les gens qui communiquent avec leurs mains : autrement dit, les entendants et les sourds.
Deux manières d’être et de faire qui ont la même dignité et les mêmes potentialités.

Ce refus de se considérer comme handicapé se retrouve dans d’autres communautés sourdes comme aux Etats-Unis. Ainsi, au gouvernement fédéral qui lui proposait une exonération fiscale identique à celle offerte aux aveugles la NAD (National Association of the Deaf) a répondu : « Nous ne sommes pas des handicapés nous sommes une minorité linguistique. Ce n’est pas de notre surdité dont nous souffrons mais de la façon dont vous nous traitez en raison de notre surdité. Nous ne sommes pas des malades, cessez de vouloir nous guérir, cessez de vouloir nous changer, acceptez-nous tels que nous sommes ».

Avec ses deux regards opposés sur la surdité la relation entre les sourds et les entendants ne peut pas se placer sous le signe de la sérénité. D’un coté la surdité est uniquement envisagée sur un plan mécanique (en faisant abstraction de la personne, de sa culture) de l’autre elle est niée, rejetée créant ainsi ainsi un groupe peu désireux de se mêler « aux entendants dominants la société ». A travers ces deux idéologies, le terme de confrontation serait sans doute plus approprié pour décrire la tension, qui préside aux rapports entre sourds et entendants.

Reste une troisième vision, moins normative, qui promeut le respect et l’égalité entre ces deux communautés.

3/ La surdité, un handicap de communication :

La surdité prive les sourds d’un sens, ce qui nous fait dire que la surdité est un handicap sensoriel.
Cependant, on peut se demander si le plus handicapant est la perte auditive en soi ou les difficultés de communication qu’elle entraîne. Si on considère la deuxième hypothèse, on peut alors parler d’handicap de communication. La communication étant un échange on peut alors penser qu’il s’agit d’un handicap partagé.

Le premier à avoir introduit cette notion est Bernard Mottez en parlant d’expérience partagée (2005). Il souligne que le handicap de la surdité s’organise en fait selon un rapport : « il faut être au moins deux pour qu’on puisse commencer à parler de surdité. La surdité est un rapport, c’est une expérience nécessairement partagée ».

Un entendant s’adressant à un sourd (signeur) va se retrouver en situation de handicap car ce dernier ne le comprend pas.
À l’inverse le sourd qui s’exprime avec aisance dans une langue gestuelle se trouve dans une position de retourner à l’envoyeur le handicap de la surdimutité puisqu’il met l’autre, l’entendant, en position de sourd-muet incapable de se faire comprendre que ce soit par une expression vocale que le sourd ne peut entendre ou par une expression gestuelle qu’il ne connaît pas.

Guy Bouchauveau, ancien médiateur sourd à la Cité de Sciences et de l’Industrie exprime ainsi ce glissement du handicap du sourd vers l’entendant : « maintenant quand je m’adresse à des entendants je préfère les gestes. Parler est inutile. Quand j’étais jeune, j’étais gêné d’avoir à parler. Puis j’ai compris qu’il fallait faire l’inverse et maintenant ce sont les entendants qui sont gênés ».

Si on adhère à cette vision sur la surdité alors on comprend que la symétrie du handicap partagé peut être levée, une communication peut s’établir entre les deux communautés sans que l’une domine l’autre grâce à la présence d’interprètes en langue des signes.

4/ L’interprète en langue des signes

Ce groupe de professionnels constitue un pont entre deux communautés. L’une qui souvent ne se considère pas comme handicapée ou dont le handicap est jugé invisible. Et qui se revendique alors plus comme une communauté linguistique qui, à ce titre, a besoin d’outils techniques pour se faire comprendre. Et l’autre qui manque de la maîtrise de ces outils.

L’interprète est un professionnel des langues. Il permet à deux communautés linguistiques de pouvoir communiquer chacune dans sa propre langue tout en respectant les codes de sa propre culture. Il est biculturel car en plus d’une culture générale développée, il connaît les spécificités culturelles en lien avec ses langues de travail afin d’assurer une prestation de qualité.

Il faut ici souligner le caractère très problématique du cumul des tâches endossés par les interfaces de communication. Il n’est en effet pas possible d’interpréter de manière neutre et fidèle (ainsi que l’exige le code déontologique des interprètes en langue des signes) et d’apporter en même temps une aide qui consiste à sélectionner les informations les plus importantes, à reformuler ou expliquer ce qui est dit par les uns et les autres et à donner des conseils. Ce sont deux approches non compatibles en simultanée.
De même il est difficile de respecter la prise de parole des usagers sourds si un intervenant est successivement celui qui traduit tant bien que mal, qui apporte des informations contextuelles ou culturelles et qui analyse les besoins en accompagnement.
Le cumul de ces fonctions dans le temps place l’interface de communication comme étant l’interlocuteur principal, avant la personne sourde elle-même. Bref l’interface ne considère pas qu’il y a « égalité » entre les deux communautés. Il est toujours dans l’optique qu’il faut aider le sourd, que le sourd ne peut pas s’en sortir seul, que son problème n’est pas seulement son mode de communication mais qu’il n’a pas les compétences suffisantes pour comprendre seul.

A l’inverse, l’interprète en langue des signes traduit les échanges des interlocuteurs entre la langue française et la langue des signes. Mais en aucun cas il ne remplace la personne sourde ou la personne entendante, le messager ne devant jamais éclipser le message. Il met les deux communautés sur un même pied d’égalité car il a compris que ce handicap de communication était également partagé.
De plus il respecte un code éthique, cadre indispensable permettant de distinguer l’interprète des autres professionnels comme l’interface de communication, le preneur de notes, le répétiteur ou le médiateur social.

De fait, ce code est une réponse à Arlette Morel et à son discours prononcé à Albi en 1987 qui reprochait aux interprètes, leur manque de déontologie dans l’exercice de leur métier : elle évoquait la nécessité de mettre en place une formation et une déontologie adéquate.
Selon elle, « ces interprètes estimant avoir une solide expérience de l’interprétation sur le plan pratique… n’éprouvent pas le besoin d’aborder l’interprétation comme un vrai métier c’est-à-dire avec une vraie formation….une formation théorique avec une approche déontologique de la fonction, aussi nécessaire que la maîtrise de la LSF. Dommage car ils auraient ainsi appris à être neutres, à ne pas penser à la place du sourd, en résumé à ne pas être plus sourd que sourd ».

Les sourds, parce ils n’entendant pas et n’ont, de ce fait, pas de retour auditif, ni du message original de leur interlocuteur entendant, ni du message interprété, constituent la seule communauté linguistique au monde à ne pouvoir juger de la qualité effective d’une interprétation simultanée.
On comprend alors que les questions d’éthiques professionnelles des interprètes en langue des signes sont au moins aussi importantes lors de la formation, que dans la mise en oeuvre de techniques d’interprétation. Et qu’elles sont indispensables pour garantir à chacune des communautés un traitement équitable face à ce handicap partagé qu’est la surdité.

Code éthique (4) : la neutralité

Après le secret professionnel puis la fidélité, voici le troisième et dernier article du Titre premier du Code éthique des interprètes/traducteurs en langue des signes française : la neutralité.

« L’interprète ne peut intervenir dans les échanges et ne peut être pris à partie dans la discussion. Ses opinions ne doivent pas transparaître dans son interprétation ».

Cliquez sur l’image pour voir signer « neutralité »

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La neutralité est un principe fondamental dans l’exercice du métier d’interprète. Les interlocuteurs sont seuls responsables de leur propos. L’interprète n’intervient pas pour corriger, changer, juger expliquer ou conseiller les usagers, sourds ou entendants comme s’ils étaient des enfants irresponsables.
Durant un entretien, inutile de le solliciter, de lui demander son avis ou un conseil, il ne vous répondra pas, il n’est là « que » pour traduire les échanges.

La dernière phrase de la définition est peut-être la plus importante. Quoiqu’il puisse en penser, l’interprète ne doit en aucune façon laisser transparaître son opinion, ses propres convictions ; politiques, religieuses, philosophiques, bien sûr. Mais aussi culinaires (ne pas faire de grimace quand on traduit une recette de tripes à la mode de Caen alors qu’on déteste les abats), esthétiques (pas de réflexions désagréables sur la tenue vestimentaire de l’intervenant), culturelles (même si on s’endort tandis que parle l’artiste il ne faut pas bailler durant la traduction) etc.
Donc non seulement on s’abstient de tout commentaire mais aussi de toute mimique ou attitude qui pourrait faire apparaître notre désaccord ou notre pensée intime (ne pas lever les yeux d’exaspération face à la vacuité des propos qu’on traduit).

On pourrait objecter que l’interprète, justement interprète une pensée. Il la restitue dans une autre langue en utilisant sa propre perception, sa propre compréhension, ses propres filtres, auxquels s’ajoutent les contraintes lexicales, grammaticales ou sémantiques de la langue cible. C’est pourquoi sa neutralité ne peut être totale.
Certes, mais il s’agit alors de neutralité subjective inhérente à toute interprétation. Or dans l’article 3 du Code de l’Afils, il est bien question de neutralité objective et non subjective. C’est à dire de la volonté de l’interprète de ne pas modifier un discours afin de le restituer au plus près de ce qu’il estime être la pensée du locuteur.
C’est pourquoi, lorsque nous traduisons, nous utilisons la première personne du singulier. Lorsqu’une personne énonce « je vous présente mes collègues », l’interprète traduit  tel quel dans l’autre langue « je vous présente mes collègues ».

Je suis il (ou elle), je m’efface.
Néanmoins, si on parle parfois de transparence dans l’interprétation, cela ne signifie pas que l’interprète est tellement efficient qu’il disparaît de champ de la communication et devient presque évanescent.
Cette notion, en situation de liaison plus particulièrement (interprétation d’un rendez-vous, d’une réunion à trois ou quatre personnes maximum) signifie que rien de ce que fait ou dit l’interprète ne doit apparaître comme opaque à l’une des personnes présentes. Transparent s’oppose donc à « opaque » et non à « visible ». Si l’interprète est obligé de faire un aparté avec l’un des intervenants il doit informer les autres de la nature de leur conversation.

Prenons un exemple concret :
Je traduisais un entretien entre un parent d’élève sourd et un professeur. Soudain, le professeur se tourne vers moi et me demande «je serais curieux de savoir comment vous faites pour différencier dans votre traduction le mot chat du mot chatte».
J’ai d’abord traduit sa question et comme le professeur insistait j’ai dû un instant interrompre les échanges et expliquer en français que j’étais ici comme interprète et que je ne pouvais pas en plus endosser le rôle d’enseignant en langue des signes. Donc soit la personne sourde lui expliquerait directement et je la traduisais vers le français), soit nous en parlerions à l’issue de la réunion.
Puis je me suis « auto-interprété » vers la LSF.

On comprend bien que s »il est transparent sur un plan déontologique (neutralité), l’interprète ne peut pas l’être au niveau de sa place dans la communication. Il n’est pas un magicien invisible qui va permettre aux usagers d’oublier qu’ils ne parlent pas/signent la même langue.

On pourrait croire que rester neutre est facile qu’il suffit pendant un entretien de ne pas donner son avis, de se contenter de traduire sans émettre de jugements de valeur. Ce n’est malheureusement pas toujours aussi simple à concevoir et à vivre.
Voici un exemple pour illustrer mon propos et montrer les implications que peut avoir ce concept qui ne cesse d’interroger les interprètes.

Il s’agit d’une consultation médicale dans un hôpital parisien.
La patiente, âgée, était reçue par un médecin du service d’oncologie. Un peu perdue, elle était ici pour qu’il lui remette les prochaines dates de son hospitalisation pour des séances de chimiothérapie.
À la question du médecin «comment allez-vous ?», elle se lança dans un long monologue cherchant à faire comprendre qu’elle ne se sentait pas bien, qu’elle n’avait plus faim, qu’elle perdait un peu la tête. Durant ce temps, le médecin, qui ne semblait pas l’écouter, remplissait des fiches sur les futurs traitements. Puis il se retourna vers elle, l’interrompit et lui demanda si elle partait en vacances. Elle expliqua que non, car elle était seule, sans enfant…
Bref cette femme cherchait à communiquer ses angoisses et ses questions à son praticien qui manifestement s’en fichait, volontairement ou pas. À la fin il lui dit simplement : «parfait, on se revoit le 17 pour le traitement, tout ira bien». Puis il lui remit deux ordonnances presque identiques sans lui expliquer que l’une était pour l’hospitalisation et l’autre pour un traitement à prendre quelques jours avant. Et il nous salua.
En quittant l’hôpital j’ai aperçu cette femme assise un peu plus loin sur un banc, les deux ordonnances à la main, essayant de comprendre ce qui venait de se passer.

Dans ce cas, il n’était pas «techniquement» difficile de rester neutre, il suffisait simplement de ne pas intervenir et de traduire fidèlement les propos de chacun.
En revanche, moralement, c’était plus compliqué, faut-il signifier au médecin que Madame flotte un peu, dois-je m’assurer auprès de la femme qu’elle a tout compris.
Bien sur, je ne suis pas intervenu : le médecin savait parfaitement ce qu’il faisait (et à mon avis son attitude devait être la même devant un sourd ou un entendant) et la patiente avait la possibilité de dire qu’elle ne comprenait rien.

Mais il faut le reconnaître, ce genre de situation laisse un goût amer dans la bouche on peut se sentir un peu désemparé.
En effet, l’interprète ne peux s’empêcher d’éprouver une certaine empathie pour tel ou tel usager et du fait de sa neutralité, cette empathie trouble parfois son affect en lui donnant peut-être, le sentiment d’abandonner la personne à son sort. Et pourtant il faut s’y tenir car, en dehors de toutes les justifications professionnelles et déontologiques, c’est aussi pour lui un moyen de se protéger, d’éviter un trop grand sentimentalisme qui pourrait perturber sa rigueur, son professionnalisme.

Pour conclure je laisse la parole à Jean Dagron, un médecin qui lui ne manque pas d’humanité : «l’interprète a pour rôle de permettre le dialogue entre, au moins, deux interlocuteurs. Il doit être transparent. Bien sûr la manière dont il traduit, légèrement différente d’un interprète à l’autre, laisse toujours passer un peu de subjectivité. Cependant, il doit veiller à ce que cela ne déforme pas l’intention des locuteurs».

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Pour rédiger cette série sur le Code éthique, je me suis servi de l’ouvrage « L’interprétation en Langue des Signes » de A. Bernard, F. Encrevé et F. Jeggli ainsi que du mémoire de Sylvie Boulet : La gestion de l’affect chez l’interprète en langue des signes française / français .

Les TMS, troubles musculo-squelettiques

Ce week-end, un article du Monde s’intéressait aux troubles musculo-squelettiques (article réservé aux abonnés).
« Les troubles musculo-squelettiques (TMS) augmentent d’environ 18 % par an depuis plusieurs années. Ils représentent 80 % des causes de maladies professionnelles reconnues pour les actifs du régime général, selon la Caisse nationale d’assurance-maladie (Cnam). « Cette nouvelle épidémie est l’une des questions les plus préoccupantes en santé au travail », lançait en 2010 le professeur Jean-François Caillard, chef du service des maladies professionnelles au CHU de Rouen. Certaines catégories professionnelles sont plus touchées que d’autres, comme le secteur alimentaire – les caissières sont en première ligne -, les salariés des exploitations agricoles, de la métallurgie, de la construction automobile, du BTP… »

La journaliste aurait pu ajouter à cette longue liste des professions l’interprète en langue des signes.
En effet, sous le terme de TMS on retrouve de nombreuses pathologies qui entraînent des douleurs au niveau des articulations et des tissus mous (muscles, tendons, nerfs), situées sur les membres supérieurs (cou, épaule, coude, poignet, main). Ces douleurs constituent évidemment le principal symptôme des TMS chez les interprètes en langue des signes. Elles sont d’ailleurs reconnues comme maladies professionnelles.

Parmi elles, la plus invalidante est certainement le syndrome du canal carpien : il correspond à la compression du nerf médian par des tissus enflés ou enflammés (généralement le ligament) situé dans la région intérieure de la main. Par conséquent, la personne peut ressentir des engourdissements de la main et des douleurs sur les trois premiers doigts (pouce, index, majeur) sur la face palmaire.
Pendant la nuit ou au réveil, il est également possible de ressentir des fourmillements, des brûlures, des picotements. Dans certains cas, les douleurs de la main et du poignet irradient dans l’avant bras, le coude, et parfois l’épaule. Le syndrome du canal carpien provoque donc des douleurs intenses et prolongées, ce qui entraîne des gênes allant jusqu’à la paralysie. Avec l’évolution de la maladie, la personne peut avoir une perte de sensibilité et de mobilité, d’où une fonte musculaire. La personne se sent incapable de bouger ses doigts, a des difficultés pour saisir des objets, même les plus légers, elle devient plus maladroite et a mal dès qu’elle utilise sa main ou son poignet. De ce fait même les gestes les plus simples de la vie quotidienne deviennent douloureux et difficiles à réaliser (ex. téléphoner, conduire, se coiffer).

Selon une étude menée au Quebec 81% des interprètes en langue des signes admettaient avoir des douleurs aux épaules, 79% au cou et 74% dans la région avant-bras poignets-main. Tandis que pour la population québécoise, ils sont 50% à ressentir des douleurs aux épaules, 41% au cou et 28% pour les avant-bras, les poignets et les mains. En France, 80 interprètes ont répondu à un questionnaire et 75% d’entres eux avait déjà consulté pour un syndrome lié au travail, dont 60% pour des troubles au niveau des mains, des doigts et des poignets.
Cela n’est guère étonnant car durant une séquence d’interprétation le corps de l’interprète est mis  à rude épreuve : tension des muscles du dos, des épaules, du cou… et beaucoup de mouvements répétés très fréquemment. Ainsi, selon une étude menée par Forum Européen des Interprètes en Langues des Signes (EFSLI) pour une heure d’interprétation, on compte en moyenne :
• 2 280 mouvements des doigts,
• 3 192 mouvements des poignets,
• 3 540 mouvements des coudes.
Par ailleurs les tensions dues à l’effort de concentration, au contrôle de la qualité de la traduction, au débit (parfois très rapide) du locuteur, au stress lié à la situation accroissent les risques de TMS.

C’est pourquoi on nous recommande de faire des étirements ou de la musculation pour renforcer les muscles des membres supérieurs. Les témoignages d’interprètes révèlent aussi que l’activité sportive comme le vélo, la natation, le rameur est également un moyen de vider le trop plein d’émotion et le stress. Vive le sport !

Rester neutre

Après avoir lu certains de vos commentaires, il me semble intéressant de revenir sur le principe de neutralité chez l’interprète en langue des signes.

Selon l’article 3 du Code déontologique de l’Afils, « l’interprète ne peut intervenir dans les échanges et ne peut être pris à partie dans la discussion. Ses opinions ne doivent pas transparaître dans son interprétation ».

Cette neutralité est essentielle notamment dans les interprétations dites de liaison, lorsque l’interprète intervient entre deux ou trois personnes pour des entretiens d’embauche, un rendez-vous chez un architecte, des consultations médicales, des entretiens parents/professeurs, des rendez-vous à la MDPH, chez le notaire ou l’avocat…

Etre neutre (et on le comprend aisément) c’est d’abord faire attention à son attitude, bien se placer et réussir à être le plus transparent possible pour ne pas interférer dans les échanges.

Mais rester neutre c’est aussi parvenir à ne pas se laisser déstabiliser par les apartés, les questions que vous pose fréquemment l’interlocuteur entendant.
Par exemple, je traduisais dans une école maternelle un entretien entre un parent d’élève sourd et un professeur. Soudain le professeur se tourne vers moi et me demande « je serais curieux de savoir comment vous faites pour différencier dans votre traduction le mot chat du mot chatte ». J’ai tenté de faire comprendre à la personne sourde que le professeur s’adressait directement à moi en espérant qu’il l’interromprait et lui expliquerait qu’en tant qu’interprète je ne pouvais pas intervenir (les sourds étant plus habitués que les entendants au mode de fonctionnement des interprètes). Hélas ce ne fut pas le cas et le professeur insistant, j’ai dû un instant interrompre leurs échanges et expliquer, d’abord en français puis en LSF (pour demeurer néanmoins fidèle), que j’étais ici comme interprète et que je ne pouvais pas en plus endosser le rôle d’enseignant en langue des signes. Donc soit la personne sourde lui expliquait directement (et je l’aurais traduit), soit nous en parlerions à l’issue de la réunion (le tout enrobé d’un large sourire et prononcer d’une voix fort diplomatique pour ne vexer personne).

Avec cet exemple on pourrait croire que rester neutre est facile qu’il suffit pendant un entretien de ne pas dire « ah oui lui il a raison » ou bien « ah non je ne suis pas d’accord« . Ce n’est malheureusement pas toujours aussi simple à concevoir et à vivre. Voici un exemple pour illustrer mon propos et montrer les implications que peut avoir ce concept qui ne cesse d’interroger les interprètes.

Une consultation médicale dans un hôpital parisien.

Une patiente, sourde, est reçue par un médecin du service de cancérologie. Un peu perdue, elle est ici pour qu’il lui remette les dates de sa prochaine hospitalisation en vue d’une nouvelle série de traitements et notamment des séances de chimiothérapie. À la question du médecin (que je traduis) « comment allez-vous ? », elle se lance dans un long monologue cherchant à faire comprendre que ça ne va pas bien, qu’elle n’a plus faim, qu’elle perd un peu la tête, la preuve, elle a failli oublier la date du rendez-vous, elle mélange les jours de la semaine…

Durant ce temps, le médecin, qui ne semble pas l’écouter (là c’est un jugement subjectif de ma part) remplit des fiches sur les futurs traitements. Puis il relève la tête vers elle, l’interrompt et lui demande si elle pense partir en vacances avant son admission. Elle explique que non, car elle est seule, sans enfant… Bref cette femme cherchait à communiquer ses angoisses et ses interrogations à son praticien qui manifestement s’en fichait, volontairement ou pas. À la fin il lui dit simplement : « parfait, on se revoit le 17 pour le traitement, tout ira bien ». Puis il lui remet deux ordonnances presque identiques sans lui expliquer que l’une est pour l’hospitalisation et l’autre pour un traitement à prendre quelques jours avant. Et il nous salut puis nous indique la porte pour sortir.

Evidemment je me suis « contenté » de traduire leurs échanges et une fois l’entretien fini je suis parti. Quelques instants plus tard, je devais apercevoir cette même dame assise un peu plus loin sur un banc essayant d’analyser ce qui venait de se passer et incapable de comprendre pourquoi elle avait deux ordonnances entre les mains (là encore c’est un jugement subjectif de ma part) les explications du médecin ayant été quasi-inexistantes.

Dans ce cas présenté, il n’était pas « techniquement » difficile de rester neutre, il suffisait simplement de ne pas intervenir et de traduire fidèlement les propos de chacun.
Néanmoins, en tant qu’interprète on ne peut s’empêcher d’éprouver une certaine empathie pour tel ou tel usager et sa position de neutralité peut troubler parfois son affect en lui donnant peut-être, le sentiment d’abandonner la personne à son sort (il aurait été tellement plus facile d’aller voir cette dame et de lui dire : « attendez je vais tout vous expliquer », de prendre la posture de l’interprète-sauveur). Durant leur entretien, il était manifeste que la patiente demandait de l’aide, des explications voire un soutien moral et qu’en retour son médecin l’ignorait. Mais ce n’est pas à l’interprète de régler cette situation, de signaler au médecin que cette dame souffre, qu’elle ne comprend rien à ses propos et qu’il pourrait faire un peu plus attention à elle. Et ce n’est pas non plus à l’interprète de réexpliquer à cette femme ce qu’a voulu dire son médecin, quelles sont ses prescriptions (imaginez en plus que j’ai mal compris et que je me trompe dans la posologie). Enfin, n’oublions pas que, peut-être, l’attitude du médecin était intentionnelle et bien sur ce n’est pas à l’interprète de juger s’il a tort ou raison. Pour pousser jusqu’à la caricature ce raisonnement, le médecin fait peut-être exprès d’être désagréable et la patiente volontairement veut faire croire qu’elle ne comprend rien. Et il me semble que face à une personne entendante il aurait eu la même attitude.
Le rôle de l’interprète n’est pas de sonder les corps et les âmes, d’essayer de comprendre les intentions de chacun (dans ce cas il courrait à la catastrophe se trompant régulièrement dans ses analyses). Il est juste là pour traduire des propos en interférant le moins possible des les échanges.

Garder sa neutralité est donc un principe intangible et il faut s’y tenir car en dehors de toutes les justifications professionnelles et déontologiques, c’est d’abord pour l’interprète un moyen de se protéger, d’éviter un trop grand sentimentalisme qui pourrait perturber sa rigueur, son professionnalisme voire sa vie personnelle.
Cela est particulièrement vrai avec les consultations médicales où l’on pénètre dans le plus intime de la personne avec parfois des médecins qui manquent cruellement de compassion ou d’écoute pour leurs malades.