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Signes extérieurs – Mexique : des interprètes en manque de reconnaissance

Profitons de cet été pour voyager, visiter des pays, des régions, des villes et voir comment se porte ici ou là l’interprétation en langue des signes à travers des articles parus dans la presse papier ou internet.

Troisième escale : Le Mexique où les interprètes en langue des signes mexicaine doivent se battre pour faire reconnaitre leur métier à sa juste valeur. 

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Les personnes sourdes au Mexique sont doublement lésés quand ils souhaitent bénéficier de la présence d’un interprète en langue des signes.

D’une part il y a une pénurie d’interprètes certifiés et qualifiés et, d’autre part, les compétences de ces interprètes sont peu reconnues ce qui, par ricochet, accroit un peu plus les discriminations subies par les personnes sourdes ou malentendantes qui n’ont pas toujours en face d’elles des professionnels compétents.

« Les personnes sourdes ou malentendantes ne sont pas considérées comme une minorité linguistique. À cela s’ajoute la carence en matière de formation professionnelle pour les interprètes en langue des signes, vu qu’il n’existe pas de cours officiel. Il est difficile pour nous d’être considérés comme des professionnels », dénonce Erika Ordoñez, présidente de l’Association des interprètes en langue des signes du Distrito Federal (AILSDF).

Dans ce pays d’Amérique latine de 122 millions d’habitants, 15% de la population souffrirait de troubles auditifs et entre 300.000 et 500.000 mexicains s’exprimeraient par le biais de la langue des signes mexicaine , LSM (langue de seras mexicana). 

Or le pays ne compte que 42 interprètes en langue des signes officiellement certifiés. A ce chiffre il faut ajouter 350 personnes non diplômées qui « font office » d’interprètes avec des niveau très disparates. 

Conséquence première : des centaines de milliers de Mexicains devant avoir recours à un interprète E-LSM sont exclus, à des degrés divers, de la société, car il ne peuvent pas avoir accès à des services essentiels comme l’éducation, la santé, la justice… 

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En 2008, le Conseil national de normalisation et certification des compétences professionnelles (Consejo Nacional de Normalización y Certificación de Competencias Laborales, Conocer) du gouvernement mexicain a créé la norme NUIPD001.01 relative à la « prestation de services d’interprétation de la langue des signes mexicaine à l’espagnol », qui énonce les conditions devant être réunies par un interprète qualifié. Malheureusement l’instauration de cette norme n’a eu que peu d’effet et la reconnaissance du métier d’interprète en langue des signes se fait encore attendre. D’ailleurs cette norme n’a jamais été mise à jour (alors que la date butoir pour sa révision était en juin 2013). 

A cause de ce manque d’interprètes certifiés, le Mexique est en infraction à la Convention sur les droits des personnes handicapées de l’ONU en vigueur depuis 2008, ainsi qu’à la Ley General para la Inclusion de las Personas con Discapacidad (Loi générale pour l’inclusion des personnes handicapées) de 2011.
La Convention prévoit notamment que les États garantissent aux personnes handicapées l’accès à la justice à des conditions égales au reste de la population dans le cadre de toute la procédure judiciaire, y compris aux stades préliminaires de l’enquête.
Quant à l
a loi mexicaine, elle stipule que les personnes handicapées auront droit de bénéficier d’un traitement digne et approprié dans le cadre des procédures administratives et judiciaires dans lesquelles elles seraient engagées, ainsi que de conseils et d’une représentation juridique gratuite. 

Des négociations sont en cours entre l’AILSDF et le Tribunal de grande instance du District Fédéral sur la rédaction d’une convention qui permettrait la participation des interprètes aux nouvelles audiences orales des tribunaux, ce qui permettra aux juges d’entendre les arguments présentés oralement grâce à la présence d’interprètes en langue des signes au lieu de devoir recourir à des déclarations écrites ce qui rallonge les procédures et augmente les couts.  

Malheureusement la rémunération proposée pour de telles prestations d’interprétation équivaut à cinq jours de salaire minimum, soit un niveau considérablement inférieur à la rémunération des interprètes de conférence (le salaire minimum au Mexique se situant aux alentours de 5 USD par jour). Par ailleurs, la magistrature du District Fédéral, qui englobe Mexico, veut que les experts soient payés à partir du début de l’audience et non pas à leur arrivée aux tribunaux, comme dans le cas d’autres professionnels du secteur. Enfin, ce texte ne fait aucunement référence aux conditions de travail des interprètes, notamment le paiement en cas d’annulation d’une prestation pour un motif qui n’est pas du ressort de ces derniers. 

« C’est un droit qui n’est pas respecté. Des services d’interprétation ne sont pas assurés même pour des questions fondamentales comme la santé et l’éducation. Une telle carence ne devrait pas exister en vertu de la législation, mais celle-ci n’est pas respectée », signale Xochitl Rodriguez, directrice adjointe des « cours d’inclusion » pour personnes handicapées à l’Universidad Tecnológica Santa Catarina, université de l’État située dans la ville de Monterrey, à environ 900 kilomètres au nord de Mexico. Cette institution fondée en 2005 compte quelque 2200 étudiants, dont 250 présentent un handicap et a recours aux services d’une équipe de 17 interprètes pour couvrir les besoins des élèves de niveau primaire, secondaire, baccalauréat et universitaire. Dans ce même État de Nuevo Leon, dont Monterrey est la capitale, on ne compte que trois interprètes certifiés, dont le salaire moyen tourne autour de 13$ de l’heure.

Si les plaintes pour discrimination déposées par les personnes sourdes ont été en progression constante depuis 2013, cette statistique n’est qu’une estimation basse car les cas de discrimination ne donnent pas toujours lieu à des plaintes formelles. En 2013, le Conseil national pour la prévention de la discrimination (Conapred) a déposé 12 plaintes. L’année suivante, 16 cas ont été examinés par le même organisme.

« Il y a très peu de personnel qualifié pour contrôler évaluer les interprètes qui assistent aux audiences dans les tribunaux ; ils devraient pourtant être certifiés en tant qu’experts judiciaires. Le Conseil national pour le développement et l’inclusion des personnes handicapées (Connais) devrait s’occuper de leur certification mais il ne le fait pas ». remarque Erika Ordonnez, elle-même fille de parents sourds qui a appris la langue des signes mexicaine quand elle était encore enfant et qui est aujourd’hui une interprète certifiée. 

L’une des priorités d’action du Programme national pour le développement et l’inclusion des personnes handicapées 2014-2018 fait précisément référence au nécessaire développement de la LSM sur tout le territoire. Il prévoit aussi de mettre en œuvre des mesures afin que l’administration judiciaire dispose d’experts spécialisés dans le domaine du handicap et de la langue des signes. Il est prévu d’actualiser les normes sur les compétences professionnelles et d’organiser des programmes de formation et de certification pour de futurs interprètes en langue des signes.

« Il est urgent de normaliser les critères pour l’exercice de la profession d’interprète E-LSM et d’informer la population sur le rôle important joué par ces interprètes, afin qu’ils soient enfin reconnus à leur juste valeur et ne soient plus vus comme des personnes qui exercent un métier non qualifié » souligne Xochitl Rodriguez.

© Equal Times : Mexican sign language interpreters navigate disability discrimination 

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© Stéphan – ( i ) LSF

Double Sens

Une nouvelle revue scientifique autour de l’interprétation, de la traduction et des langues des signes vient de voir le jour sous la direction de Sandrine Burgat et Florence Encrevé.
Il s’agit de Double Sens, éditée par l’AFILS, dont le 1er numéro (auquel j’ai participé) s’intitule :
« Les interprètes en langue des signes, des interprètes comme les autres ? Premier volume – Théories et techniques ».

Au sommaire vous trouverez les articles suivants :

– Peut-on parler d’une spécificité de l’interprétation français/LSF ? Quelques théories de l’interprétation analysées à la lueur des particularités sémiotiques et culturelles de la LSF, par Sandrine Burgat
– Le décalage au service de l’économie en interprétation de conférence du français vers la langue des signes française (LSF), par Lauranne Chasez
– Les interprètes en langue des signes française dans les textes législatifs et réglementaires, par Pierre Guitteny
– Les interprètes en langue des signes et l’AIIC, par Stéphan Barrère

Ainsi que des comptes-rendus de lectures d’ouvrages et articles portant sur la langue des signes et/ou le métier d’interprète.

Le prochain numéro, à paraître en décembre, portera sur « les formations et les représentations ».

Ci-dessous la couverture du 1er numéro et le bulletin d’abonnement.

Double Sens couverture numéro 1 juin 2014

Double Sens bulletin d'abonnement

© Stéphan – ( i ) LSF

L’imposteur-interprète, un mal pour un bien ?

BbPk7XhCcAEFm-s.png-largeInutile de revenir sur les faits, les images ont parcouru le tour du monde. Lors de la cérémonie organisée mardi en mémoire de Nelson Mandela, un homme s’est fait passer pour un interprète en langue des signes lors des discours officiels des chefs d’État. La communauté des sourds et malentendants s’est rapidement insurgée contre les signes incohérents effectués par l’imposteur, et le gouvernement sud-africain a présenté des excuses formelles vendredi.

Cependant, à cause de ce scandale, le monde a enfin pris conscience de la nécessaire présence d’interprètes en langue des signes diplômés et professionnels  pour permettre aux populations sourdes un accès à l’information condition nécessaire pour une bonne intégration dans le pays où ils vivent, que ce soit en Afrique du Sud, en Russie, en France, en Argentine, en Australie…

À cause de ce scandale, le monde a enfin réalisé qu’on ne pouvait pas s’improviser interprète en langue des signes, que c’était un vrai métier qui demandait des compétences particulières et des années d’apprentissage.

À cause de ce scandale, le monde s’est enfin souvenu de la Convention des Nations-Unies relative aux droits des personnes handicapées qui stipule dans son article 22 intitulé : « Liberté d’expression et d’opinion et accès à l’information » : 

« Les États prennent toutes mesures appropriées pour que les personnes handicapées puissent exercer le droit à la liberté d’expression et d’opinion, y compris la liberté de demander, recevoir et communiquer des informations et des idées, sur la base de l’égalité avec les autres et en recourant à tous moyens de communication de leur choix au sens de l’article 2 de la présente Convention. À cette fin, les États :

  • Communiquent les informations destinées au grand public aux personnes handicapées, sans tarder et sans frais supplémentaires pour celles-ci, sous des formes accessibles et au moyen de technologies adaptées aux différents types de handicap ;
  • Encouragent les médias, y compris ceux qui communiquent leurs informations par l’internet, à rendre leurs services accessibles aux personnes handicapées
  • Reconnaissent et favorisent l’utilisation des langues des signes. »

Bien sur, en tant qu’interprète en langue des signes française je ne peux que dénoncer la mascarade à laquelle nous avons assisté lors de l’hommage à Nelson Mandela. 

Mais je n’oublie pas non plus qu’en France, il y a deux ans, une députée connaissant 3 signes en LSF avait tenté de « traduire » un discours de Roselyne Bachelot sous le regard  bienveillant des spectateurs, tandis qu’une autre candidate à la députation avait fait appel à un ami de la famille pour traduire son clip de campagne.

Je n’oublie pas, qu’en France, on n’exige pas la possession d’un diplôme reconnu par l’Afils (Association Française des Interprètes Traducteurs en Langue des Signes) pour pouvoir se prévaloir du titre d’interprète F/LSF d’où les dérives, les escroqueries, les abus de confiance et autres tromperies.

Je n’oublie pas, qu’en France, les interventions du Président de la République ne sont que très rarement traduites en LSF et généralement en différée de 24h.

Je n’oublie pas, qu’en France, faute de moyens et de volonté des pouvoirs publics, des personnes sourdes assistent à leur propre procès, qu’elles soient témoins, victimes ou accusées sans pouvoir comprendre les débats, les interprètes étant souvent remplacés par des interfaces (moins chers et moins rigoureux) n’ayant pas les compétences nécessaires pour traduire les échanges.

Je n’oublie pas, qu’en France, le seul journal télévisé traduit en LSF sur une chaîne publique dure 10mn et est diffusé à 6h30 du matin puis à 8h50.

Je n’oublie pas, qu’en France, l’actuelle campagne électorale pour les élections municipales n’est que peu ou pas accessible aux citoyens sourds, les meetings n’étant qu’exceptionnellement interprétés en langue des signes, tout comme les conseils municipaux (hormis quelques villes comme Toulouse, Lille, Joinville-le-Pont).

Je n’oublie pas, qu’en France, l’Education Nationale demande à des AVS, n’ayant eu que quelques semaines d’initiation à langue des signes de traduire le cours du professeur pour des élèves sourds.

Je n’oublie pas, qu’en France, dans certaines grandes entreprises, les salariés sourds n’ont droit qu’une fois par an à un interprète en langue des signes – pour leur entretien annuel – mais jamais pour les réunions d’équipe, les moments conviviaux, les séminaires…

Je pourrais hélas poursuivre cette litanie qui nous rappelle que notre pays ne devrait pas regarder avec condescendance et amusement cet imposteur gesticulant en pensant qu’ici tout va bien, que nous sommes une société égalitaire et accessible pour les personnes sourdes ou malentendantes (sous-entendu contrairement à l’Afrique).

Espérons néanmoins que cet événement inédit permettra une prise de conscience pour qu’enfin les langues des signes soient reconnues à leur juste valeur et que des interprètes correctement formés et diplômés soient présents et en nombre suffisant là où c’est nécessaire pour garantir à chaque personne sourde d’être éduquée dans la langue de son choix et d’être considérée comme citoyen à part entière grâce à une complète accessibilité à la vie de la cité.

C’est aussi à nous, interprètes en langue des signes, de profiter de cette mise en lumière à cause de ce scandale pour faire avancer nos revendications légitimes.

Nelson Mandela aurait-il fait aux interprètes en langue des signes un dernier cadeau posthume ?
C’est possible…
A présent quand je me présente pour aller travailler j’ai droit à un commentaire sur l’importance d’avoir des interprètes qui ne sont pas des « imposteurs » et une collègue a raconté qu’après avoir traduit un discours dans une entreprise, le PDG l’a remerciée de lui permettre d’avoir une communication riche et complète avec tous ses salariés en ajoutant « je vous le promets, elle, c’est une vraie interprète » tandis que la salle applaudissait.

Malaise au sein de la profession

C’est l’automne, la nature se pare de ses couleurs ocre, marrons, orange, les étudiants retournent à l’université. Parmi eux, on compte un nombre croissant de futurs interprètes français/langue des signes française. En effet, il existe à présent, en France, cinq formations universitaires (à Paris, Lille, Toulouse et récemment Rouen) qui délivrent le précieux diplôme Master 2 « Interprète F/LSF » reconnu par l’AFILS.
Spontanément on devrait se réjouir devant cette évolution positive. On se dit que l’offre va enfin combler la demande. On entend assez ici ou là que le nombre d’interprètes est insuffisant, qu’il faudrait plus de « vrais professionnels diplômés », donc d’étudiants…
On imagine facilement que l’avenir de ces derniers ou d’autres en reconversion professionnelle est assuré : depuis le vote de la loi du 11 Février 2005 pour l’égalité des droits et des chances la participation et la citoyenneté des personnes handicapées chaque administration, chaque entreprise bref, la société française dans son ensemble se doit d’être accessible à tous, quelque soit son handicap d’où la nécessité de former de plus en plus de personne vers ce métier.

Voici pour la théorie.

Malheureusement, depuis un an, la réalité sur le terrain est bien différente et en septembre 2011, la promotion arrivant sur le marché du travail (notamment en région parisienne) a dû déchanter : les services n’embauchent pas ou peu, seuls des postes de vacataires (c’est-à-dire pour une mission qui dure au plus un ou deux jours) sont proposés.

Comme l’écrit Laurent sur le blog de A.sourd, un service parisien d’interprètes en langue des signes française : « sans que personne ne voit rien venir, la profession a vu ses assurances ébranlées lorsque, à la rentrée 2011, les promesses d’embauche se sont transformées en des propositions bien moins alléchantes quand elles ne se sont pas simplement évanouies.

Un an après, tandis qu’une vingtaine d’interprètes arrivent en septembre sur le marché, la situation n’est pas réjouissante. Une rapide estimation donne une dizaine de postes équivalents temps plein disponibles à travers le pays alors même qu’une partie de la promotion précédente est toujours en recherche d’une certaine stabilité après avoir écumé deux, trois, voire quatre services tout au long de l’année écoulée.

Dans ce contexte, la réouverture d’une formation (laquelle a cependant été orchestrée avant ce malheureux virage) et l’apparition de formations préparatoires interrogent. Tout comme l’opacité qui règne au sein des formations d’interprètes qui s’apprêtent à accueillir des étudiants dont les chances de trouver du travail apparaissent aujourd’hui incertaines sans que l’information tende à être partagée. »

Cette inquiétude sur l’inadéquation entre l’absence de promesses d’embauches, la précarisation de cette profession et l’arrivée de promotions de jeunes interprètes toujours plus importante a d’ailleurs été dénoncée par Lætitia Benasouli, responsable régionale de l’antenne Afils-Ile de France, dans un long courrier (rédigé par ses soins et approuvé par nombre de ses collègues dont moi) publié dans le Journal de l’AFILS début 2012 et dont je vous livre un extrait (avec son accord) :

« Alors que les centres de formation d’interprètes français-LSF mettent chaque année davantage de professionnels sur le marché de l’interprétation, à la grande satisfaction des demandeurs de nos services d’interprétation, ces mêmes professionnels fraîchement diplômés ne se voient pourtant confier que peu de missions et leurs salaires sont dérisoires. Les nouveaux collègues exerçant en région parisienne nous confient aujourd’hui gagner en moyenne 1100€/mois, après un cursus universitaire en science du langage, sanctionné par un Master 2 (Bac+5).

Ces nouveaux professionnels doivent partager leur temps entre plusieurs services en espérant  compléter leur emploi du temps au coup par coup, sans aucune sécurité de l’emploi, ni même « sécurité de la mission » pourrait-on dire (rejetés sans préavis en cas d’annulation de mission, sans contrats ni garanties spécifiques). Ils se voient jouer des coudes, parmi une liste effrayante de vacataires, pour obtenir une mission payée au lance-pierre, à l’autre bout de la région.

Ces nouveaux professionnels sont parfois contraints d’accepter 3 vacations assez lourdes dans la journée, ce qui ne peut conduire qu’à une médiocre qualité de la prestation et à une usure accélérée de l’ILS (d’autant plus qu’il est encore peu expérimenté, a moins de recul sur les situations et se prend tous les dysfonctionnements de plein fouet sans savoir toujours bien réagir). Ce n’est pas pour rien que l’AFILS a émis des préconisations limitant de préférence le nombre de vacations à 2 dans la journée. Mais après 10 jours sans travail, le choix ne se pose plus et l’injonction du loyer et autres charges à payer prime sur le reste.

Ces nouveaux professionnels ne prennent même plus en compte dans leur évaluation de la mission la notion de distance, et n’hésitent plus à parcourir des kms en RER-bus-pied, monopolisant pour une seule vacation la journée entière, sans bénéficier pour autant de la rétribution correspondant à leur mobilisation.

Le secteur de l’interprétation en région parisienne commence à être sclérosé… et paradoxalement, toutes les demandes des usagers franciliens ne sont pour autant pas encore comblées. La faille n’est pas difficile à déceler, mais probablement complexe à expliquer ».

La situation est donc paradoxale !

D’un coté le nombre d’interprètes professionnels est insuffisant : dans tous les tribunaux les greffiers s’arrachent les cheveux pour trouver un professionnel diplômé disponible (idem dans les commissariats), les personnes sourdes doivent prévoir leurs rendez-vous personnels trois semaines à un mois à l’avance pour espérer pouvoir réserver un interprète, durant des formations il n’y a des interprètes que sur des demi-journées…
Régulièrement je reçois des appels me demandant si je suis disponible pour telle ou telle date alors que mon emploi du temps est déjà finalisé depuis deux semaines.

D’un autre coté, des interprètes arrivant sur le marché du travail avec un bac +5 galèrent pour trouver assez de vacations par mois afin de s’assurer un SMIC car les services n’osent pas embaucher en CDI (ou même en CDD) alors qu’il y a des demandes qu’ils ne peuvent satisfaire.
Pourquoi ?
Généralement ces services sont petits (moins de vingt salariés), ils n’ont pas toujours de visibilité sur leur avenir, rencontrent parfois des difficultés de trésorerie, leur activité est fluctuante, nulle durant les vacances, intenses certaines semaines, embaucher signifie multiplier les démarches administratives et ils n’ont pas le personnel pour cela… D’où leurs réticences a créer de nouveaux postes, ils préfèrent recruter des vacataires chaque semaine, quitte parfois à ne pas pouvoir assurer une prestation s’ils n’en trouvent pas de disponibles.

De plus la crise actuelle touche tous les secteurs économiques et le notre n’y échappe pas. Mais là n’est peut-être pas l’explication principale.

Comme le soulignait cet été Laure Boussard, interprète F/LSF professionnelle, dans une interview au Télégramme : « il n’y a pas assez d’interprètes en France. Ou, plus exactement, pas assez de postes de travail financés. On commence à avoir des interprètes formés, avec un master 2, mais paradoxalement, ils ne trouvent pas de travail. Alors qu’il y a des sourds et des entendants qui ont besoin d’interprètes. La vie a besoin d’interprètes ! »

Ce qui manque en France ce sont donc des postes de travail d’interprètes en lsf financés. Pour garantir une accessibilité pleine et entière aux personnes sourdes de la maternité au cimetière il faudrait créer (parallèlement aux services existants) des postes d’interprètes en langue des signes dans des administrations, services publics, écoles… On pourrait imaginer des équipes d’interprètes travaillant au sein de différents ministères (Justice, Santé, Affaires Sociales, Éducation Nationale…) et mis à disposition sur tout le territoire français. Elles existent déjà sur quelques sites comme dans des écoles autour de Toulouse, dans des hôpitaux accueillant des « Pôles Santé Surdité« etc.

Aujourd’hui c’est l’inverse : l’État donne de l’argent aux personnes sourdes pour qu’elles payent elles-mêmes les interprètes dont elles ont besoin. C’est pourquoi la création de ces postes financés signifierait, logiquement, de revoir tout le circuit de financement notamment en réformant (supprimant ?) la PCH (Prestation de Compensation du Handicap) dont l’utilisation n’est soumise à aucun contrôle d’où les nombreuses dérives.
Évidemment, à l’heure où l’État français se lance dans un vaste programme d’économies avec restrictions budgétaires, non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux… la proposition risque de surprendre (et elle n’est pas prêt de se réaliser).
Mais sans cette solution, on continuera de faire traduire des procès (quand ils sont traduits) par des interfaces incompétents, les élèves n’auront droit qu’à 200 heures maximum par an de cours interprétés en lsf (pour le reste de l’année ce sera un ou une charmant(e) AVS qui ne sait pas signer) et à l’hôpital le fils ou la fille entendante continuera d’accompagner sa maman en consultation de gynécologie pour lui traduire les propos du médecin.
Tandis qu’un nombre croissant d’interprètes, sous-employés, iront pointer à Pôle Emploi.

Pour mieux comprendre cette proposition (créer des postes financés d’interprètes en lsf) il suffit de se rendre au Danemark où la langue des signes est officiellement reconnue dans l’éducation des enfants sourds depuis 1991.
Durant leurs études supérieures, les étudiants sourds peuvent bénéficier d’interprètes mis à leur disposition par les universités. La présence d’interprètes est obligatoire lors d’enquêtes policières ou d’audiences devant les tribunaux. Ils sont également présents dans les municipalités, les hôpitaux, les centres de formations… dans tous les moments importants de la vie. Surtout ils sont « gratuits » pour toutes les activités liées à la santé, la formation professionnelle, la culture… Ils sont pris en charge par la communauté ou l’organisme délivrant la prestation.
Et logiquement le Danemark arrive en tête des pays européens pour le nombre d’interprètes par habitants : 500 interprètes pour 6 millions de Danois (dont 5000 sourds signeurs).

Je vous rappelle les chiffres pour la France : 300 interprètes diplômés pour 60 millions d’habitants dont 120 000 à 200 000 s’exprimant en langue des signes.

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Dans le dernier numéro du Journal de l’AFILS, je vous conseille l’article d’Émilie Coignon : « Le marché du travail des interprètes en Ile-de-France : quelle place pour les jeunes diplômés ? »

Coupable, forcément coupable…

On savait la justice aveugle car impartiale.
Malheureusement on constate aussi, via un fait divers récent, qu’elle a parfois des problèmes d’audition surtout quand il s’agit d’interroger des personnes sourdes ou malentendantes s’exprimant en langue des signes.

Comme je l’ai souvent signalé (notamment dans cet article d’octobre 2011 ou dans celui là de décembre 2011), aussi bien l’institution policière que judiciaire prête peu attention aux besoins spécifiques des sourds en matière de communication et notamment à la nécessaire présence d’interprètes en langue des signes pour assurer des auditions transparentes et sans malentendu de part et d’autre.

Hélas, on voit trop souvent la police ou la justice faire appel à un voisin, un ami, un collègue connaissant quelques signes et disponible immédiatement pour faire office d’interprète en LSF.
C’est ainsi qu’on verra un soi-disant interprète qui, pour ne pas trop se fatiguer durant un procès attendra la fin des plaidoiries les mains dans les poches puis en fera un résumé en langue des signes à la victime ou à l’accusé sourd, ou d’autres qui interviennent durant les interrogatoires au commissariat pour “aider” la personne sourde à répondre voire répondant à leur place ou les conseillant sur la meilleure stratégie à adopter.
Bref des intervenants qui n’ont ni le niveau technique ni la connaissance du Code déontologique des interprètes en langue des signes qui leur assureraient une bonne pratique de ce métier.

Après ce long prologue, voici l’histoire du jour : elle se passe à New-York mais elle aurait aussi bien pu se dérouler en France ou le retard en matière d’accessibilité judiciaire est donc considérable.

En 2010, grâce à un tuyau recueilli par les agents du département de police « Cold Case » (comme à la télé mais sans Lilly Rush) les enquêteurs ont arrêté Gabriel Thompson, 48 ans. Rapidement ils l’accusent d’avoir poignardé et tué, 25 ans auparavant, un homme qui aurait eu une liaison avec sa petite amie du moment.

Selon le bureau du procureur de l’Etat de New-York, les enregistrements vidéos de l’interrogatoire prouvent que Thompson a avoué le meurtre. A contrario, Thompson affirme que ces vidéos n’ont aucune valeur car il n’a pas compris qu’il avait en face de lui un policier, il pensait que c’était un interprète en langue des signes, bref, qu’il s’est fait piéger.
Car, vous l’aurez deviné, Gabriel Thompson est sourd et le NYPD a tout simplement demandé à un policier présent qui connaissait un peu l’ASL (American Sign Language) de servir temporairement d’interprète afin de traduire les questions du procureur et les réponses du suspect. Ce qui effectivement entache quelque peu la supposée neutralité de l’interprète, sans parler des réelles compétences de l’officier de police en langue des signes américaine.
D’ailleurs Thompson affirme (et c’est de bonne guerre) que le policier qui a traduit en anglais ses réponses lors de l’interrogatoire a commis de nombreuses erreurs d’interprétation et que sa langue des signes était confuse.
Thompson ajoute qu’il n’avait pas non plus compris que la personne qui lui posait des questions était un procureur qui cherchait à rassembler des preuves prouvant sa culpabilité dans l’assassinat de Miguel Lopez.

C’est pourquoi il veut que la vidéo de ses « soi-disant » aveux enregistrés soit déclarée irrecevable lors du procès (pour vice de procédure), ce qui de facto réduirait à néant les charges pesant contre lui selon son avocat, Arnold Kronick.

D’après la traduction de l’officier de police Julio Vasquez, qui a fait office d’interprète durant l’interrogatoire, Thompson a admis avoir rencontré Miguel Lopez en Août 1985, après avoir appris que ce dernier avait transmis une maladie sexuellement transmissible à sa petite amie, qui donc le trompait avec Lopez (déjà en français c’est compliqué alors imaginez en langue des signes ! )

Toujours d’après la traduction du policier, Lopez l’aurait frappé dans le dos. « J’ai cru qu’il m’avait tiré dessus alors je me suis défendu. Je l’ai poignardé une fois, une seule fois, c’est tout. Et il était encore vivant quand je suis parti. »

Pour ajouter à la confusion, l’officier Vasquez (en tant qu’interprète) a admis quelques jours plus tard qu’il avait omis de traduire au procureur que Thompson réclamait un avocat (ce qui est contraire au célèbre Miranda Warning : you have the right to an attorney) et il a reconnu (en tant que policier) qu’il n’avait pas informé Thompson que le procureur Holtzman était ici pour le questionner afin de constituer un dossier à charge. Sans commentaire.

Depuis les deux parties ont fait examiner la vidéo par leur propre interprète (sortis d’on ne sait où) en langue des signes. Bien sur les transcriptions qu’ils ont fournies au tribunal ne coïncident pas (sinon cela aurait été trop simple…). Et aucun interprète-expert auprès de la Cour n’a encore été désigné.

Comme le rappelle Ralph Reiser, avocat new-yorkais spécialisé dans la défense des personnes handicapées « les policiers et les procureurs sont tenus de faire appel à des interprètes impartiaux. Dans cette histoire il y a un mélange des genres et un conflit d’intérêts évident et moralement répréhensible. »
En effet comment imaginer que l’officier new-yorkais soit parfaitement neutre lorsqu’il pose sa casquette d’interprète sur celle de policier durant cette procédure ?
Notez d’ailleurs que le suspect sait s’en servir puisqu’il affirme ne pas avoir compris toutes les questions traduites en ASL arguant du fait que ce n’était pas un professionnel. Que cette affirmation soit vraie ou fausse (il a peut-être parfaitement compris les questions et fait exprès de répondre à coté de la plaque pour éviter d’avoir à avouer sa culpabilité) importe peu. Mais c’est la preuve évidente que de ne pas prendre un interprète certifié et respectant le code déontologique de sa profession (secret professionnel, neutralité, fidélité) entache forcément la procédure avec des suspicions de fraudes, de mensonges ou de malentendus. Et c’est toujours au détriment de la vérité.

Cette histoire du suspect sourd et du policier interprète pourrait nous faire sourire mais, comme souvent à la fin, c’est le sourd qui perd. En effet, la semaine dernière un juge du Bronx a refusé que la vidéo soit retirée de la procédure. Elle demeure donc comme pièce à conviction pour le procès à venir. Car de son coté, Thompson a refusé l’offre du procureur de plaider coupable pour homicide involontaire en échange de 4 à 12 ans derrière les barreaux. Il doit donc à présent se défendre et il encourt une peine de prison allant de 25 ans à la perpétuité pour meurtre au second degré.

Si vous connaissez l’anglais et que vous pratiquez l’ASL, cliquez sur l’image ci-dessous. Vous verrez la vidéo de l’interrogatoire et pourrez peut-être vous forger votre intime conviction. Manipulé ou manipulateur ? Coupable ou innocent ?

Cliquez sur l’image pour accéder à la vidéo

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Est-ce qu’on entend la mer à Paris ?

Le 27 juin 2007 était officiellement inauguré la permanence juridique pour les sourds à la mairie du 9ème arrondissement de Paris.

C’est l’aventure de cette permanence que nous raconte Anne-Sarah Kertudo, conseillère juridique, dans sa biographie intitulée « Est-ce qu’on entend la mer à Paris » sous-titrée « Histoire de la permanence juridique pour les sourds » (2010).

Au fil des pages elle se souvient de la genèse du projet, comment elle a dû se battre afin de vaincre les réticences et le scepticisme des institutionnels mais aussi de la nécessité d’inventer un savoir-faire car il ne suffit pas de parler la langue des signes pour accompagner les sourds dans la connaissance et l’exercice de leurs droits. Puis, à travers les portraits qu’elle nous brosse, les anecdotes amusantes ou les drames de la vie qu’elle nous raconte, nous découvrons cette communauté qui ne communique que par la langue des signes, nombre d’entre eux ne sachant ni lire ni écrire et donc noyés dans les procédures judiciaires. Souvent invisibles dans notre société ils sont pourtant là : ils se marient, divorcent, héritent, achètent des bien immobiliers, sont placés en garde à vue, traversent l’Europe pour venir travailler en France, créent des entreprises, se font licencier…

Comme le souligne Jean-Pierre Rosenczveig dans sa préface, « pour le commun des mortels, il n’est pas aisé d’accéder à la reconnaissance de ses droits. On comprendra que les plus faibles ou les plus fragiles de cette société s’y présentent d’entrée de jeu avec un handicap sérieux. Les personnes sourdes ou malentendantes sont dans ce lot. En difficulté pour échanger, elles n’accèdent pas aisément aux informations et à la mobilisation d’un conseil juridique ou judiciaire. »

Dans son ouvrage, Anne-Sarah Kertudo aborde bien sur la nécessaire présence des interprètes en langue des signes en justice, son « principal combat » comme elle le rappelle. Je vous en propose quelques passages issu du chapitre 7 (avec une conclusion peut-être inattendue) en espérant que cela vous donnera envie d’acheter ce livre afin de le lire de la 1ère à la dernière page.

« Au début (…), il n’existait pas de texte exigeant la présence d’un interprète en langue des signes dans les tribunaux. Pas de texte, pas d’interprète. On voyait donc régulièrement des enfants entendants traduire pour leurs parents sourds une audience de divorce sans les magistrats s’en offusquent (…).

On voyait des bénévoles d’associations, ne maîtrisant que quelques signes, baragouiner un langage incompréhensible, traduction très déformée de propos qu’ils ne comprenaient pas toujours. On appelle ces intermédiaires de communication, non formés, des « interfaces », par opposition aux « interprètes », qui sont eux, diplômés maitrisant parfaitement la langue des signes et la pratique de la traduction simultanée (…). Sans diplôme, les interfaces croyant « aider les sourds » ne leur rendent pas toujours service.

Exemple : « Le juge propose un d’accord : tu annulé papier jugement argent on reprend. Tu es d’accord ?  »
La créance est-elle annulée ? Le sourd doit-il payer quelque chose ? Est-il condamné ? Va-t-il toucher quelque chose ?
– Alors, le juge demande si tu es d’accord ? s’impatiente l’interface.
– Je ne comprends pas très bien.
– Pffff, ce n’est pas compliqué : l’argent aussi là le jugement annulé et l’argent ok, c’est possible . Alors il faut répondre au juge vite.
– Euh… D’accord. »

On voyait les mamans assister leurs enfants, adultes depuis longtemps dans des procédures qui ne les concernaient en rien. Quid de l’autonomie ? du respect de l’intimité ? du respect des droits les plus fondamentaux en justice qui exigent que l’on comprenne son procès et qu’on dispose des moyens pour se défendre ? Quelle égalité dans une audience qui oppose un entendant qui se fait comprendre sans difficulté, à un sourd qui vient avec un tiers qui va souvent s’exprimer à sa place, pas seulement traduire, le mettant en situation d’impuissance et d’incapacité ? (…)

C’est impressionnant de découvrir à quel point le système judiciaire peut s’accommoder de l’injustice qu’il produit lui-même. Combien sont-ils ces sourds jugés, condamnés sans n’avoir rien compris à la procédure ? (…)
Allons plus loin : ne peut-on pas considérer que le handicap n’est pas inhérent à la personne mais plutôt à une situation ? Finalement, le sourd ne peut être entendu en justice mais le magistrat ne peut pas non plus l’entendre. Ils sont tous les deux identiquement bloqués dans l’incommunicabilité. Le juge qui veut exercer son métier correctement doit pouvoir communiquer avec la partie en face de lui. Auriez-vous confiance en un juge dont vous savez qu’il vient de juger sans avoir écouté la défense de l’une des parties ? Dira-t-on qu’il est bon juge ? L’interprète est autant au service de la personne sourde que de son interlocuteur.

[ Le texte imposant aux tribunaux civils de faire appel à un interprète en langue des signes fut institué par un décret du 20 Août 2004, sa présence  concernant le pénal ayant déjà été imposé par la loi de 2000 sur la présomption d’innocence (article 408). Ces dispositions sont reprises tout au long de la procédure pénale : depuis la garde à vue (article 63-1) jusqu’à l’exécution des peines (D116-9) ]

La législation de 2000, tout comme l’article 23-1 au civil que nous avons si difficilement arraché en 2004, seront sans doute considérés comme une avancée du droit : les sourds sont pris en compte ; leurs différents modes de communication sont prévus pour garantir leur accès au droit.
Je me suis battue pour l’accès au droit des sourds (…). En revanche je ne voulais pas de ce texte comme réponse à nos revendications. Il aurait fallu, simplement, que la chancellerie rectifie le tir par un rappel à l’ordre, une circulaire mais pas une loi. Je ne chipote pas, ce ne sont pas des querelles de juristes ou des caprices de minorité. En promulguant une loi spécifique à l’accès au droit d’une population, on délivre un message fort, un choix de société. D’emblée on affirme que le peuple n’est pas « un » à accéder au droit mais qu’il est constitué de groupes dont l’accès à la justice n’est pas égal ni identique. Terminé le « nous sommes tous libres et égaux en droit et en dignité ». Un texte spécifique fait sortir les sourds du droit commun et créé une « exception sourde » qui n’est pas nécessaire.

En attendant mieux, depuis ces nouvelles lois, je n’ai plus de problèmes pour convaincre les greffes de faire appel à un interprète lors des audiences. Une victoire au quotidien sans doute, mais un échec du droit. »


De la difficulté d’interpréter en milieu judiciaire

Dans un joli portrait brossé par Libération, Anne-Sarah Kerduto, auteure du beau livre « Est-ce qu’on entend la mer à Paris » et responsable de la permanence juridique pour les sourds à la Mairie du IXème arrondissement de Paris, rappelle que pour les sourds l’accès à la justice reste difficile, faute notamment d’une utilisation appropriée des interprètes en langue des signes française.

Pourtant, depuis janvier 2005, grâce à un lobbying auquel elle a largement participé, un texte de loi impose au civil ce que la loi de 2000 sur la présomption d’innocence exigeait déjà au pénal : la présence d’un interprète en langue des signes au tribunal. « Il faut arriver à faire appliquer la loi. Et mettre fin au marché noir de l’interprétariat. Il y a des gens qui jouent les interfaces sans vraie qualification en langue des signes » déclare-t-elle.

En effet, la situation de l’interprétation (que ce soit en langue des signes ou en langue orale) en milieu judiciaire demeure très problématique.
Ainsi, la Cour procède quelquefois aux nominations pour suppléer à un besoin urgent, sans contrôler réellement les compétences des personnes désignées. C’est particulièrement vrai dans le domaine de l’interprétation en langue des signes où n’importe qui peut s’auto-proclamer interprète. On l’a récemment vu avec la députée Marianne Dubois. Quand il s’agit de traduire un discours de Roselyne Bachelot, on peut s’en amuser et le critiquer, en revanche pour un procès ou la liberté et la culpabilité d’un individu est en jeu, une interprétation fidèle et de qualité est une exigence.

Il est par exemple dommage qu’on ne vérifie pas la qualité des diplômes ou que les expériences professionnelles ne soient pas validées avant la nomination de telle ou telle personne. Les interprètes en langue des signes étant peu nombreux, souvent le juge soulagé d’avoir « sous la main » un individu qui croit savoir signer le désignera illico pour traduire l’audience.
C’est ainsi qu’on voit de soi-disant interprètes parvenant difficilement à aligner trois signes, d’autres pour moins se fatiguer attendant la fin des plaidoiries pour en faire un résumé en langue des signes, d’autres encore épuisés après une matinée à traduire s’octroyant des pauses tandis que les débats continuent et donc laissant la personne sourde seule, sans parler de ceux qui interviennent durant les interrogatoires pour « aider » la personne sourde à répondre…
Bref des intervenants qui n’ont ni le niveau technique ni la connaissance du Code déontologique des interprètes en langue des signes qui leur assureraient une bonne pratique de ce métier.

L’établissement d’une liste d’experts est certes un atout pour la justice en France, mais il faudrait que cette liste soit composée de véritables experts sans quoi elle n’a pas de sens. Un effort a été fait par le Ministère de la justice avec la Loi n°2004-130 du 11 février 2004, titre VII réformant statut des experts judiciaires. Il doit être poursuivi.

Autre difficulté pour les interprètes, qui sont nommés « experts près les cours d’appel », ils sont désignés sans la moindre directive concernant leur fonction, l’organisation et l’aménagement de leur travail. Ils doivent même batailler sans fin pour parvenir à se faire payer une fois la prestation effectuée.
Chacun doit se débrouiller et il faut bien souvent improviser, les différents intervenants (avocats, magistrats…) n’ayant, bien sur, qu’une faible voire inexistante connaissance des contraintes liées à notre profession.
Par ailleurs, suivant la configuration des salles d’audience, on se trouve souvent dans une ambiance chaotique avec des mouvements perpétuels d’avocats, d’huissiers, de policiers… Parfois nous sommes placés loin du prévenu ou à l’inverse à distance du magistrat  du siège ou du ministère public, rendant la compréhension des propos difficile voire impossible.

Un exemple : les magistrats n’ayant pas l’habitude de travailler avec un interprète n’appréhendent pas la difficulté de son intervention. Ils donnent ainsi lecture de longs passages saturés d’articles du code sans laisser nous laisser le temps matériel de saisir les informations et de les transmettre à la personne interrogées. Les articles de loi sont souvent rédigés de façon alambiquée mais quand en plus ils sont lus à la vitesse de 250 mots à la minute les traduire intégralement et fidèlement devient mission impossible.

Du coté des experts interprètes/traducteurs il y a aussi des manques. Si certains ont pu suivre des formations ou acquérir sur le tas des connaissances sur les procédures juridiques bien peu ont l’expérience du terrain et une connaissance suffisante des mécanismes judiciaires qui leur permettraient de mieux appréhender et donc traduire le déroulement des audiences.
Il faut néanmoins noter l’effort louable de la faculté de Lille 3 qui propose tous les deux ans une formation d’une semaine intitulée : Traduire et Interpréter en Justice.
Ces formations sont des solutions intéressantes car, comme le souligne Rodger Giannico, Président de la Compagnie des experts traducteurs-interprètes judiciaires (CETIJ), « la Cour est dans l’impossibilité d’assurer la formation des interprètes dans un contexte réel ou simulé . Je crois que c’est le rôle des Associations, telles que l’Afils, d’intervenir auprès des acteurs pour donner des consignes qui s’imposent ».

Cela signifie également d’essayer de travailler en partenariat avec l’École Nationale de la Magistrature qui devrait inclure dans le cursus des futurs magistrats, un module « travailler avec les interprètes ».

Néanmoins, cet article dans le quotidien Libération doit nous rendre optimiste. C’est la preuve qu’une prise de conscience émerge et que des dispositifs pour rendre une justice accessible à tous les citoyens se mettent en place.

cliquez sur l’image pour voir signer « justice »

La mort du signe (court-métrage)

Sur le même thème que mon billet précédent (l’interprète en langue des signes et le système judiciaire) mais sur un ton beaucoup plus léger voire drôle voici un court-métrage humoristique réalisé en 2005 par Karim Aradj et intitulé : « La Mort du Signe ».

Procès d’un sourd manifestement accusé à tort, il en ressort (oh surprise !) que la justice n’est pas toujours bien… interprétée !
Vous y reconnaîtrez Claude Piéplu, Joël Chalude et Sandrine Schwartz dans le rôle de l’interprète français/LSF qui (est-il besoin de le préciser?) est en réalité une excellente interprète. D’ailleurs elle fut mon professeur en interprétation de conférence de la LSF vers le Français.

Pour regarder ce court-métrage, il suffit de cliquer sur l’image.

Le juge et l’interprète en langue des signes

Récemment sur un forum réservé aux interprètes en langue des signes française (LSF), on pouvait lire cette anecdote : à une représentante de la mairie de Paris qui faisait remarquer au juge d’instruction que la personne qui tentait de faire office d’interprète en LSF n’avait ni les compétences techniques ni même le niveau en LSF (ni bien sûr aucun diplôme) et qui donc réclamait la présence d’un interprète professionnel, le magistrat aurait répliqué : « je n’ai pas la culture des diplômes. Moi, un maçon, je ne regarde pas son diplôme mais je vérifie que le mur qu’il construit est droit ».

Vrai ou fausse, cette anecdote illustre néanmoins le peu de considérations que la justice a vis à vis des interprètes en langue des signes et notre difficulté à faire reconnaitre notre place pour permettre à chaque personne sourde (victime ou accusée) une accessibilité totale aux débats, échanges, interrogatoires… De plus, contrairement à ce qu’imagine(rait) ce juge d’instruction, l’interprétation en milieu judiciaire est particulièrement ardue et c’est sans doute pourquoi peu d’interprètes osent s’y risquer.
Ainsi, quand on dit « judiciaire ou justice », on pense d’abord à tribunal, un lieu d’autorité, austère, régi par des normes strictes et souvent méconnues. De fait, l’interprétation en milieu judiciaire a des contraintes qui sont différentes selon qu’on traduit devant une cour ou lors d’une audition dans des services de police et de gendarmerie, ou encore dans le bureau du juge aux affaires familiales ou du juge des tutelles.

Avant le procès, il y a enquête. Lors de ces auditions, on se trouve dans une situation de liaison classique (en face à face) : un officier de police judiciaire, en face une personne sourde, accusée, témoin ou victime. L’interprète prend place et tandis qu’il traduit les échanges l’enquêteur prend note des propos pour établir un procès-verbal. La transcription reste d’ailleurs problématique. En effet, l’écrit est au centre de la communication dans le domaine judiciaire. Cela nécessite que l’interprète en LSF contrôle en permanence ce qui est écrit et corrige le cas échéant si une erreur se glisse dans le procès-verbal.

Viens ensuite le tribunal. Au début de l’audience, le jeu de questions/réponses entre le juge et les différents intervenants (accusé, témoin, victime…) fait également penser à une situation de liaison où l’interprète traduit les échanges.
Mais lorsque les experts arrivent et sont interrogés par le Président du tribunal sur leurs compétences techniques, le contenu du discours et sa forme ressemblent alors à une conférence parfois de haut niveau sauf que l’interprète bénéficie rarement d’une préparation préalable lui ayant permis de réfléchir sur le vocabulaire utilisé par exemple. Car l’interprète se retrouve confronté parfois à des comptes-rendus d’autopsie, des analyses médicales, chimiques, balistiques, psychiatriques autant de professionnels s’exprimant dans un jargon technique parfois abscons.
On retrouve cette configuration rappelant une conférence lors du réquisitoire de l’avocat général qui s’exprime via une rhétorique spécifique : c’est un discours minutieusement écrit mais oralisé avec tous les pièges et toutes les difficultés que cela peut comporter en terme de syntaxe, de débit et de compréhension. Il en va de même avec les avocats de la partie civile et de la défense, avec par exemple l’aspect théâtrale de la diction, les variations du niveau sonore de la voix, du chuchotement à l’emportement…
Et si on ne comprend pas un passage, difficile (impossible?) d’interrompre, de couper la parole à l’orateur pour le faire répéter ou lui demander des explications. Cela serait perçu comme un sacrilège, un outrage !
A ces difficultés, il faut ajouter la charge émotionnelle liée au procès : viol d’une adolescente, enlèvement et séquestration d’un enfant, assassinat d’une femme par son mari, attentat, actes de torture…

Ce rapide tour d’horizon sur le travail d’un interprète en LSF dans le milieu judiciaire nous fait comprendre l’importance de faire appel à des personnes compétentes donc diplômées afin d’assurer une parfaite égalité de traitement et d’information entre les différentes parties impliquées. En effet, l’interprète professionnel grâce à ses connaissances et ses compétences dans le strict respect de son code déontologique (secret professionnel, fidélité, neutralité) parvient à s’adapter rapidement et efficacement aux contraintes liées aux types de discours traduits en mettant en place des techniques pour exercer dans les meilleures conditions possibles son métier.

Pourtant, comme le fait remarquer Anne-Sarah Kertudo, responsable de la permanence juridique pour les sourds à la mairie de Paris (9ème), et auteure d’un remarquable ouvrage « Est-ce qu’on entend la mer à Paris », on rencontre aujourd’hui beaucoup de difficultés à obtenir des interprètes professionnels payés (correctement) par l’administration judiciaire. Afin de faire diminuer les coûts, on préfère choisir des interfaces et les conséquences peuvent être dramatiques : un condamné à 6 mois de prison qui n’a pas compris le sens des débats et n’a pas pu se défendre correctement, une victime qui ne sait même pas si l’agresseur a été arrêté etc.
Le seul moyen pour faire évoluer cette situation scandaleuse serait :
– que les sourds disent ou écrivent sur place, le jour de l’audience : « désolé, je ne comprends pas cette personne qui n’est pas un interprète diplômé et donc je refuse de comparaître aujourd’hui » ;
– que les interprètes professionnels refusent d’être payés par les sourds comme c’est trop souvent le cas et qu’ils contactent le tribunal afin que ce dernier les désigne en tant qu’expert et donc les rémunère.

Et j’ajoute, peut-être organiser des « sensibilisations surdité » à l’École Nationale de la Magistrature (ENM) afin d’éviter les remarques inappropriées chez nos futurs magistrats.

Liberté, victime, crime, prison, innocent, pardon, vérité, coupable… Ces quelques mots soulignent les enjeux présents lors des confrontations judiciaires et justifient à eux-seuls la présence d’un interprète diplômé, particulièrement expérimenté et ayant une parfaite rigueur déontologique.

PS1 : Quelques informations complémentaires sur les traducteurs-interprètes experts près d’une Cour d’appel en suivant ce lien : http://bit.ly/oR0NwK

PS2 : sur le site Lextimes.fr, un article très intéressant sur « le grand ras-le-bol des interprètes de justice qui évoquent des retards très importants dans les payes ».