Étiquette : décaler

5 formations pour devenir interprète en langue des signes

[ un article plus récent sur le même thème avec 
des liens mis à jour est disponible  ici ]

Régulièrement, dans les commentaires postés par les lectrices ou lecteurs de ce blog, on me reproche de dénigrer les interfaces, voire d’être insultant à leur égard.

Il est vrai que je suis mal à l’aise avec cette activité qui n’est encadrée par aucun diplôme, ni aucune formation. On y voit donc tout et souvent n’importe quoi.
Néanmoins, si des personnes veulent apprendre la langue des signes pour ensuite aider accompagner des personnes sourdes dans leurs démarches administratives, les guider dans les méandres des procédures judiciaires, leur expliquer le fonctionnement de Pôle Emploi, pourquoi pas ?
En revanche, il est malhonnête de s’auto-proclamer interprète en langue des signes uniquement parce qu’on pratique cette langue et d’endosser ce rôle d’interprète comme le font parfois des interfaces.

C’est pourquoi si vous souhaitez exercer la profession d’interprète Français/Langue des Signes Française, vous devez posséder l’un des diplômes requis.
En effet, avoir un bon niveau en langue des signes est une condition nécessaire mais pas suffisante pour devenir interprète. Pour exercer ce métier il faut suivre une formation de cinq années après le bac où en plus de parfaire votre expression en LSF et en français (qui sont les deux langues de travail), vous apprendrez à connaitre, comprendre et appliquer le code éthique (secret professionnel, fidélité, neutralité), vous étudierez  différentes stratégies d’interprétation (par exemple à vous décaler du discours original) , vous découvrirez ce que signifie déverbaliser, vous vous familiariserez avec la théorie des efforts…
De plus, de longues périodes de stage pratique auprès d’interprètes diplômés vous permettront d’acquérir les bases de ce métier.

Aujourd’hui en France 5 universités délivrent un diplôme d’interprète F/LSF reconnu pas l’AFILS (Association Française des Interprètes Traducteurs en Langue des Signes).

Dans un mois débuteront les inscriptions alors si vous êtes tentés par ce métier, consultez les sites internet de ces universités et n’hésitez pas à les contacter pour d’autres informations.
Généralement pour postuler à l’examen d’entrée, on vous demande en plus de solides compétences en français et LSF, de posséder une licence, quelque soit sa spécialité.

carte formations

Université Paris 3 (ESIT) :
Centre Universitaire Dauphine (2ème étage)
Place du Maréchal de Lattre de Tassigny 75016 PARIS
Tel : 01 44 05 42 14
Lien vers le site Internet

Université Vincennes Saint-Denis (Paris 8) : 
2 rue de la Liberté 93526 SAINT-DENIS
Bât A, salle 144
Tel : 01 49 40 64 18
Lien vers le site Internet

Université de Toulouse Le Mirail (CETIM) :
Bâtiment 31- bureau LA 16
5 allées Antonio Machado 31058 TOULOUSE Cedex 9
Tel : 05 61 50 37 63
Lien vers le site Internet

Université Charles de Gaulle (Lille 3) :
UMR STL–bâtiment B
B.P. 60149 59653 VILLENEUVE D’ASCQ CEDEX
Tel : 03 20 41 68 87 ou 03 20 41 69 36
Lien vers le site Internet

Université de Rouen : 
rue Lavoisier
76821 Mont-Saint-Aignan Cedex
Tel : 0235146000
Lien vers le site Internet

Merci à Antony pour la carte

© Stéphan – ( i ) LSF

Journal de l’AFILS n°83

Après quelques vicissitudes, le numéro 83 du Journal de l’AFILS (Association Française des Interprètes et Traducteurs en Langue des Signes) est enfin disponible.

À noter, dans ce numéro, la présence d’un dossier très complet sur les SCOP, structure juridique fréquemment choisie par les services d’interprètes F/LSF et un article passionnant sur « le décalage en interprétation vers la langue des signes ».

Si vous souhaitez commander un numéro (celui-ci ou un plus ancien) ou vous abonner, il vous suffit d’aller sur le site de l’Afils où vous trouverez un bon de commande : http://bit.ly/journalafils .

Ce numéro est aussi le dernier qui est publié sous la houlette de l’actuel comité de rédaction composé de Thibaut Dalle, Estelle Eckert-Poutot, Isabelle Guicherd, Fabienne Jacquy et Sabine Montier.
Après plusieurs années d’investissement personnel pour garantir une diffusion régulière de cette publication, certains de ses membres veulent prendre le large et voguer vers de nouveaux horizons.
Alors bon vent à eux, et bienvenus à ceux qui reprennent la barre !

83/1

 

83/2

Langue des signes française versus français signé

Il y a dix mois, j’écrivais un article intitulé « interprète versus interface » où je disais tout le mal que je pensais de ces derniers notamment en raison du flou entourant leurs activités ainsi que sur leur absence de cadre déontologique. On va retrouver cette même opposition dans ce billet mais via la linguistique.

Interpréter un discours oral vers une langue des signes (française, espagnole, japonaise…) ne signifie surtout pas remplacer un mot par un signe à toute vitesse. Ce serait un travail fastidieux voire impossible et la langue des signes perdrait son statut de langue pour devenir un simple langage (comme le morse ou le sémaphore) puisqu’il ne s’agirait alors que d’effectuer du transcodage (1 mot = 1 signe). Bien sûr le discours ainsi traduit en signes (mais non en LSF) serait incompréhensible.
Cela signifierait aussi qu’il y a toujours un signe équivalent à un mot. Or ce n’est pas le cas comme nous l’avons vu précédemment avec les néosimismes.
En outre les langues des signes possèdent leur propre syntaxe qu’il convient de respecter lors du travail de traduction comme pour tout autre langue orale, par exemple l’ordre des signes a une importance particulière.

Certaines combinaisons linguistiques sont plus difficiles à traduire que d’autres du fait de leurs différences structurelles. C’est le cas par exemple du couple allemand-français : l’allemand aime bien placer son verbe d’action à la fin de sa proposition. L’interprète qui veut traduire vers le français doit donc attendre la fin de la phrase pour commencer à la traduire d’où un décalage entre le discours et sa traduction.

C’est aussi le cas pour l’interprétation du français vers la LSF (et inversement). On considère que la langue française a pour ordre canonique le système SVO, c’est-à-dire sujet-verbe-objet.
La langue des signes suit généralement l’ordre OSV (objet-sujet-verbe). En langue des signes, l’action se met en fin de proposition et les données temporelles et spatiales plutôt au début de celle-ci. C’est d’ailleurs logique car nous sommes en présence d’une langue visuelle qui doit d’abord préciser quand (ou sur quelle durée) se déroule l’action, où elle a lieu, quels en sont les protagonistes et enfin que font-ils ?
Par exemple la phrase en français : « Pierre et Paul se sont rencontrés hier dans la cour de l’école » deviendrait en langue des signes française : « hier dans la cour de l’école Pierre et Paul se sont rencontrés ».
La différence syntaxique est donc évidente. C’est pourquoi si en français, l’objet vient à la fin d’une phrase alors que l’interprète doit le placer en début d’énoncé en LSF, il devra nécessairement apprendre à décaler pour respecter la grammaire de la langue cible. Un minimum de temps (en moyenne une ou deux secondes) est nécessaire pour que l’interprète ne se fasse pas piéger par une interférence linguistique.

Une personne qui n’a pas appris à respecter ce décalage ne peut produire une langue des signes respectueuse de sa grammaire. Elle commet alors ce qu’on appelle du « français signé » l’utilisation de signes de la LSF ordonnés selon la syntaxe linéaire de la langue française.
Le « français signé » est né de la rencontre entre des sourds signeurs et des entendants ou des devenus sourds utilisant la parole et en difficulté pour épouser la pensée syntaxique de la LSF. C’est une sorte de « bricolage » de communication qui permet de se faire comprendre de personnes sourdes peu à l’aise avec la langue parlée.
Avec cette forme de pidgin, il n’y a plus de nuances, d’utilisation de l’espace de signation ou d’expressions du visage comme en LSF. Pour compenser ces manques, on sera amené à épeler beaucoup de mots en dactylologie, à créer des mots artificiels ainsi qu’à « sur-labialiser ». La phrase est souvent très longue, visuellement surchargée et fatigante.
Malheureusement mon expérience personnelle me permet d’affirmer que 90% des interfaces et autres médiateurs entendants auprès de la communauté sourde sont persuadés de s’exprimer en LSF alors qu’ils ne produisent qu’un pauvre français signé peu compréhensible pour les sourds.

Afin d’illustrer mes propos voici un exemple visuel que j’ai trouvé dans le mémoire de recherche (format PDF) de Claire Luce (2005) qu’elle a rédigé pour l’obtention de son DFFFSU Interprète LSF/Français.

Elle nous propose la phrase en français :
 » j’aimerais aller me promener, pourrais-tu me prêter ton vélo ?  »

La traduction en français signé serait la suivante :
/JE/ /AIMER/ /ALLER/ /MOI/ /PROMENER/, /PEUX/ /TOI/ /PRÊTER/ /TON/ /VÉLO/ ?

En langue des signes française la traduction donnerait :
(/JE/) /ENVIE/ /PROMENER/, /VÉLO/ /TON/ /PRÊTE/ /PEUT/ (/TOI/)?

(les signes entre parenthèses ne sont pas systématiquement ajoutés, le locuteur peut en faire l’économie).

Pour plus de clarté, je reproduis ci-après les 2 dessins de Claire Luce.

En français signé :

En langue des signes française :

C’est évidemment plus clair, plus joli, plus concis.

On comprend aussi que l’interprète doit attendre la fin de la phrase pour savoir que l’objet convoité est un vélo qu’il va placer au milieu de sa traduction vers la LSF.

Cet exemple simple, qui mériterait sans doute d’autres commentaires, fait logiquement apparaître pourquoi la connaissance de quelques signes de LSF ne suffit pas pour être un interprète efficace contrairement à ce que pensent certains ou certaines.

© Stéphan – ( i ) LSF

Comment devenir le journaliste présentateur du journal de 20h ?

Rassurez-vous, je ne suis pas atteint par la folie des grandeurs et ce billet n’a pas pour objectif de vous expliquer comment évincer Laurence Ferrari, David Pujadas, Claire Chazal ou Laurent Delahousse afin de vous installer aux commandes du 20h de TF1 ou de France 2.

Plus modestement, ayant dû récemment interpréter en langue des signes française le journal de LCI diffusé à 20h, je souhaite évoquer la difficulté principale à laquelle il faut faire face quand on doit interpréter un journal télévisé à savoir « devenir » l’énonciateur c’est à dire le journaliste-présentateur.

Attention, quand j’écris « devenir l’énonciateur » il ne faut pas comprendre que l’interprète serait tellement efficient qu’il disparaîtrait du champ de la communication et deviendrait transparent voire évanescent.
En réalité, il s’agit en devenant le journaliste ou tout autre interlocuteur durant ce journal télévisé (commentateur, témoin, expert, interviewé…) de s’insérer intelligemment dans le processus du journal, dans sa mise en scène, pas de disparaître.
Plus précisément l’interprète en langue des signes doit parvenir à retranscrire l’intonation et le rythme du locuteur afin de ne faire plus qu’un avec lui.
Ainsi, qu’une personne s’exprime avec un débit rapide ou lent, saccadé ou fluide, nerveux ou calme etc. nous devons faire ressentir ces  couleurs via notre interprétation, nous devons faire ressortir ces points caractéristiques.

En écrivant cela, je ne fais que reprendre le schéma de communication proposé par Roman Jakobson et décrivant les différentes fonctions du langage telle que :
– la fonction expressive : l’émetteur du message informe le destinataire sur ses pensées, son attitude, ses émotions via l’intonation, le timbre de voix, le débit de parole…
– la fonction poétique : elle fait du message un objet esthétique et inclut la forme que l’on donne au message, le ton, la hauteur de la voix…

Voilà pour la théorie.
A présent revenons sur notre plateau de télévision ou le journal a commencé depuis quelques minutes pour constater, qu’hélas le ou la journaliste s’exprime trop très vite en lisant (via son prompteur) un texte écrit.

Selon une étude citée par D. Seleskovitch et M. Lederer dans leur célèbre ouvrage Interpréter pour Traduire (p.81) un discours normal (c’est-à-dire spontané) se déroule à environ 150 mots par minute (d’autres études le situent à 135).
D’après mes calculs, si on compte le nombre de mots prononcés par un journaliste durant le journal qu’il présente, on trouve en moyenne par minute : France 2 (Télématin) : 195 mots, BFMTV : 207 mots, iTélé 200 mots et LCI 190 mots.
Le débit est donc soutenu comparé à une conversation classique ou à une conférence dans un amphitéâtre (idem pour les commentaires en voix off durant les reportages). Le journaliste a conscience d’ailleurs de la difficulté pour l’interprète à suivre ce rythme infernal et s’en excuse parfois à la fin du journal. Ainsi, lorsque la lumière rouge au-dessus de la caméra s’est éteinte, la première question que me posa la journaliste (la charmante et très gentille Katherine Cooley) fut « ça a été, je ne parlais pas trop vite ? ». Poliment je lui ai répondu « non non, ne vous inquiétez pas » tout en essayant de reprendre mon souffle.

Il faut donc non seulement pouvoir signer très rapidement, sans hésitation, éliminer les « signes parasites » qui rallongent (voire alourdissent) votre traduction et donc vous font perdre du temps mais aussi trouvez des expressions iconiques, c’est à dire « donner à voir » en un minimum de signes.
La difficulté supplémentaire face à ce débit de paroles est qu’on ne peut pas décaler entre le discours et notre interprétation, le risque étant de traduire une information tandis que les images en montrent une autre, par exemple des résultats sportifs tandis qu’à l’écran s’affiche la météo du lendemain.

Une fois cette première épreuve franchie, surgit la seconde difficulté qui est d’intégrer la prosodie du journaliste, toujours dans le but d’être lui ou elle. Or justement, il n’en n’a pas ou très peu. Je veux dire par là que son discours manque cruellement d’intonation, de reliefs.
Attachés à leur neutralité, ne voulant pas faire apparaître leurs opinions, les journalistes à la télévision délivrent une information qui se veut objective. Pour cela leur discours n’exprime que peu d’émotions, ils gardent une élocution monocorde qui est renforcée par la lecture du texte. Ils transmettent un message vers un récepteur (le téléspectateur) en essayant d’intervenir au minimum sur la forme.

Devant la caméra, le journaliste a pour rôle principal d’être un médiateur : il accueille le téléspectateur (« Madame, Monsieur bonsoir »), il introduit les événements (l’actualité), il prend en charge les transitions (le fameux « sans transition » pour effectuer une transition), il fait la clôture par une conclusion finale (« tout de suite la météo »). Sobre dans sa diction, le discours rapide de cet anchorman comme l’appelle les anglo-saxons (celui qui ancre, qui retient) est purement informatif et linéaire.

D’ailleurs, lorsqu’on examine les journaux télévisés, si on étudie leur mise en scène on note de nombreuses similitudes : le cadrage du présentateur est unique. La posture du corps est relativement rigide. On voit simplement son buste. L’expression du visage reste figée. Quelle que soit l’information communiquée, il reste grave, impassible. Il faut généralement attendre un sujet culture comme le 65ème Festival de Cannes ou le lancement des sujets sportifs pour apercevoir quelques notes d’humour, un léger relâchement dans l’expression.
De plus, sa parole est dépouillée de toute opérateur de modalisation : les yeux rivés sur son prompteur, il lit rapidement et sur un ton monocorde un texte purement descriptif (factuel) qu’il a rédigé auparavant.
Le présentateur est donc un support neutre, un simple point de passage du discours de l’information qui en quelque sorte « parle par sa bouche ». On pourrait presque l’appeler « journaliste-ventriloque ».

Et c’est lui que l’interprète en langue des signes doit traduire c’est cette personnalité volontairement lisse (mais qui s’exprime très rapidement) qu’il nous faut intégrer.
Or, en tant qu’interprète pour pouvoir justement effectuer un transfert afin de devenir ce journaliste nous avons besoin d’aspérité, de ruptures de rythme, de vie dans le discours. Là, il n’y a pas de pause, pas de respiration, tout est énoncé d’une même voix ce qui complique notre tache pour nous y retrouver et traduire fidèlement le discours (en prenant en compte l’intention du locuteur).
De plus, pour accorder sa prosodie à son visage ce dernier est relativement inexpressif. Nous sommes donc supposés avoir ce même visage inexpressif ce qui est à l’opposé de la langue des signes elle-même où justement les expressions du visage (mimiques faciales) sont l’un des cinq paramètres majeurs de la grammaire de cette langue.
Bref, tant que le journaliste reste muré dans son rôle « sérieux », sa neutralité forcenée l’entoure d’une sorte de carapace qu’il est difficile de briser.

A l’inverse dès qu’un sujet plus léger est relaté (rarement hélas) et que le journaliste tente une note d’humour par exemple, on entre alors beaucoup plus facilement dans le personnage, on se détend soi-même et le travail de traduction est alors plus aisé car le discours offre des contrastes, le journaliste rythme son discours par des apartés, des commentaires, tout simplement il exprime une personnalité, sa personnalité.
On peut alors l’endosser et devenir, l’espace de quelques minutes, le présentateur vedette du journal de 20h.

Voici trois exemples du journal de 20h de LCI traduit en lsf.
Cliquez sur l’image pour accéder à la vidéo :

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La campagne officielle télévisée : traduire pour interpréter

Lundi 9 avril, s’ouvre la campagne officielle en vue de l’élection présidentielle.
Les différents candidats reçoivent les mêmes conditions de traitement de la part des pouvoirs publics et notamment chacun dispose d’une durée égale d’émission télévisée sur les chaînes nationales.
Les émissions de la campagne électorale sont de deux types :
– des émissions de petit format, d’une durée de 1 minute 30 secondes pour le premier tour du scrutin et de 2 minutes pour le second tour du scrutin ;
– des émissions de grand format, d’une durée de 3 minutes 30 secondes pour le premier tour du scrutin et de 5 minutes pour le second tour du scrutin.
Ces clips de campagne sont intégralement sous-titrées à l’intention des personnes sourdes ou malentendantes.

En outre, comme le stipule le texte organisant cette campagne officielle :
Article 31 : « il peut être procédé à l’incrustation de la traduction en langue des signes pour tout ou partie des émissions. Le coordonnateur est informé, au plus tard au moment du tirage au sort prévu à l’article 3, de la proportion d’émission qui donnera lieu à une traduction en langue des signes. »

C’est à ce moment que nous intervenons.
En effet, depuis une semaine une équipe de cinq interprètes français/langue des signes française se relaye dans les studios de France Télévisions pour interpréter en lsf les propos des candidats.

Chaque matin, après un rapide passage par le « Bar de la Plage » pour engloutir quelques viennoiseries et avaler deux ou trois cafés, on se rend dans notre studio salle d’enregistrement où … nous patientons. En effet, nous sommes au bout de la chaîne de production et nous ne pouvons travailler que sur des vidéos validées.

Bref certains jours on reçoit une vidéo le matin et aucune l’après-midi, d’autres jours il faut en traduire 15 et on travaille alors très tard dans la nuit.

Si j’ai choisi d’intituler ce billet « traduire pour interpréter » c’est qu’aux vues des contraintes auxquelles nous sommes soumis, face à la densité des discours, à leur construction parfois alambiquée et peu adaptée à la langue des signes, nous devons passer par une démarche de traduction pour espérer délivrer une interprétation finale, claire, compréhensible et fidèle.
Si je parle de traduction c’est que nous partons d’un corpus (vidéo) mais cela aurait pu être un texte sur lequel nous allons travailler pour ensuite l’interpréter. Notre travail n’est donc pas spontané comme lors d’une conférence publique sur les maladies tropicales ou durant un cours d’histoire de l’art.

Réfléchir en amont à notre interprétation est indispensable car les contraintes sont multiples :
Le discours est dense, écrit et fréquemment lu via un prompteur.
Si vous regardez ces vidéos, vous remarquerez par exemple qu’un candidat plutôt à gauche de l’échiquier politique, manifestement peu à l’aise avec l’oral, s’accroche à son prompteur tel le naufragé du Titanic à une bouée. On peut même suivre le déplacement de ses pupilles d’une ligne à l’autre.
Le rythme d’élocution est rapide, sans temps mort comme cette candidate une candidate qui doit allègrement débiter 250 mots/mn. Pour une autre (au débit plus mesuré) c’est sa prononciation qui peut perturber une bonne compréhension.
Enfin les thèmes développés sont variés avec parfois l’utilisation d’un vocabulaire spécifique. En une journée, on parle de politique (bien sûr), mais aussi d’économie, de technique, de société, d’internationale, d’environnement, de loisirs, de culture… avec des focus sur la crise, le pouvoir d’achat, les problèmes de l’agriculture et des marins-pêcheurs, les licenciements, les salaires, les centrales nucléaires, le chômage des jeunes, l’éducation des enfants, le CAC 40, la place de la France dans le monde etc.

D’où la nécessité de préparer notre interprétation donc de faire un véritable travail de traduction.

Pour cela on commence par écouter/regarder la vidéo une ou deux fois pour découvrir les thèmes abordés, sentir les difficultés à venir, commencer à s’en imprégner.
En plus d’être denses et précis les discours de certains candidats peuvent être abscons pour le néophyte qu’est l’interprète en certains domaines. Il faut alors chercher quelques informations complémentaires pour s’assurer de ne pas commettre de contre-sens.
C’est par exemple se familiariser avec la fission thermonucléaire contrôlée et les réacteurs de 4ème génération ou s’informer sur les lois régulant la plantation des pieds de vigne.
Le tout étant souvent recouvert d’une belle langue de bois qui nous dissimule le sens caché du discours.

Par exemple deux expressions nous ont posé problème. Comment traduire « corps intermédiaires » et « classe moyenne » ?
Pour le premier on a opté pour [SYNDICAT] sachant que c’est un peu restrictif, certes, mais le candidat qui les dénonce les aimant tellement peu, je pense que nous étions proche de sa pensée.
Pour le second si on voulait être juste il aurait fallu traduire « salariés, chômeurs, retraités… situés à un niveau moyen dans les strates sociales ». Bref c’est beaucoup trop long, avec ce choix on en serait à l’introduction tandis que le candidat prononcerait le rituel « Vive la République, vive le France ». Donc on a opté pour un rapide et efficace [POPULATION] [MOYENNE].

Une fois que le sens du discours nous apparaît limpide, que la langue de bois a été rabotée au maximum, il faut faire face à une deuxième difficulté : le texte écrit qu’il faut casser. Ce dernier respecte des normes précises dans sa construction et elles sont souvent très éloignées de la lsf. Par exemple l’information placée à la fin de la phrase comme le lieu ou une date est justement celle qu’on utilise pour démarrer la traduction.
On doit donc reconstruire le discours pour le rendre compréhensible pour les téléspectateurs.

Le choix des mots peut aussi générer des pièges.
Nombreux sont les candidats qui critiquent parlent de Bruxelles qu’il faudra alors traduire non par le nom de la ville (sauf s’ils nous racontent leur dernier week-end touristique) mais par Europe avec pour certains, derrière, les vilains technocrates qui manipulent la France.
En interprétation simultanée cette gymnastique s’effectue continuellement mais ici c’est plus compliqué car on ne peut pas décaler, on ne peut pas laisser quelques secondes entre les propos du locuteur et notre interprétation laps de temps qui permet normalement d’effectuer un travail impeccable. Quand le candidat finit de parler, il faut que l’interprète repose ses mains au même instant.
C’est justement ce travail de préparation, de traduction qui va nous permettre de compenser cette absence de décalage, de structurer notre production en « véritable » langue des signes, d’avoir une expression beaucoup plus claire. Sans elle, nous devrions interpréter les phrases au fur et à mesure avec le risque, compte tenu du rythme et de l’impossibilité de décaler, de trop coller au français.
Ce ne serait pas forcément du français signé (un mot–>un signe, la hantise de tout interprète) mais une structure un peu bancale et peu satisfaisante.

Réfléchir en amont à notre interprétation permet de pré-positionner ses emplacements.
En effet, pour espérer rendre une interprétation compréhensible à la télévision, il est indispensable d’avoir des emplacements pertinents.
La langue des signes étant une langue visuelle, qui donne à voir, il faut placer les lieux, les personnages, les actions précisément dans son espace de signation. Par exemple, si je traduis un candidat de gauche, je mettrais les travailleurs exploités à gauche (justement) et les riches et désœuvrés capitalistes à droite, les bas salaires plutôt en bas, les hauts salaires plutôt en haut…
Pour un candidat qui n’aime pas l’Europe je placerais l’entité en hauteur pour souligner qu’elle écrase notre beau pays à l’indépendance menacée.
Quant aux enfants que tous chérissent et veulent éduquer pour un avenir meilleur je les mettrais au centre (de toutes les attentions) etc.
Surtout, quand une personne est assignée à une place elle ne doit plus en bouger jusqu’à la fin de la vidéo sinon votre interprétation devient vite incompréhensible.

Traduire devant une caméra nécessite également d’être le plus clair possible par le biais d’expression plus iconiques, qui donnent à voir et à comprendre. Pour cela on a souvent recours à des périphrases qui doivent être exécutées en peu de signes afin de suivre le rythme du locuteur.
Par exemple de nombreux candidats de gauche voudraient tout nationaliser, les banques, les compagnies pétrolières…
Pour faire court en lsf on a décidé, avec mes collègues de signer : [ENTREPRISE] [L’ETAT] [PREND] en un geste vigoureux et volontaire qui certainement ravira ces mêmes candidats.
Se préparer c’est aussi l’occasion d’épurer sa langue des signes, de supprimer tous les signes parasites (avec, pour, chez, dans…) ou les tics de langage, (et oui il y en a aussi en lsf!). Moi, par exemple je mets [SAUF] à toutes les sauces !

Enfin, traduire pour interpréter ces émissions permet de ne pas être surpris notamment par le surgissement de noms propres qu’il faut épeler laborieusement lettre par lettre (la pénible dactylologie).
Donc on s’entraîne à correctement dactylologier, Jaurès, les prénoms de la femme et des enfants de l’un des dix qui nous présente toute sa famille, Florange, Arcelor-Mittal… ou à envisager une stratégie pour éviter ce fatiguant exercice en signant « centrale nucléaire en Alsace » plutôt que d’épeler consciencieusement Fessenheim.

Cette préparation revêt également un caractère plus traditionnel comme trouver les numéros ou les signes des départements cités, repérer les chiffres, les noms propres, vérifier le positionnement géographique de certains lieux, trouver des définitions.
Personnellement j’ai beaucoup de mal à signer les chiffres, j’ai tendance à rapidement m’emmêler les doigts. Et bien sur j’ai eu le candidat qui en 1’30 parcours les grandes étapes de l’Histoire de France. J’ai donc dû m’entraîner de longues minutes pour ne plus dater la Révolution Française en 1798 ou l’élection de François Mitterrand en 1881.

A présent, théoriquement nous sommes prêts à traduire l’émission de la campagne officielle. Il est temps de se diriger vers la caméra pour valider nos hypothèses de travail…

Pour voir le résultat, c’est par ici :
La campagne officielle traduite : deux exemples.

Le CSA a réalisé un reportage montrant comment sont réalisés ces clips de la campagne électorale : http://bit.ly/coulissespresidentielles

Déverbaliser vers la langue des signes

Comme nous l’avions déjà expliqué, interpréter un discours en français vers la langue des signes ne signifie pas accoler un signe à un mot à toute vitesse. Ce serait un travail fastidieux voire impossible et la langue des signes perdrait son statut de langue pour devenir un simple langage (comme le langage informatique par exemple) puisqu’il ne s’agirait alors que d’effectuer du transcodage.
Pour parvenir à effectuer une interprétation de qualité, pour pouvoir affirmer que tous les propos, les thèmes ou les situations sont interprétables du français vers la langue des signes (et inversement) il est nécessaire d’opérer un travail de déverbalisation.
En d’autres termes, pour faire comprendre le sens d’un énoncé dans une autre langue, il faut le réexprimer dans des formes qui seront d’autant plus claires qu’elles auront été trouvées dans le refus conscient de la transposition verbale (ou transcodage).

Généralement, le processus d’interprétation (qui est aussi valable pour les interprètes en langue vocales) se découpe en 6 étapes :
1- Ecouter
2- Comprendre et analyser le sens
3- Retenir le sens
4- Visualiser des images mentales, ébaucher une première interprétation mentale
5- Interpréter vers la langue des signes
6- Contrôler mentalement la bonne qualité de la traduction.

L’acte de déverbaliser se situe entre la 3ème et la 4ème étape et c’est évidemment l’étape la plus importante dans le processus d’interprétation. Il s’agit pour chaque unité syntaxique (ou phrase) de libérer le message de l’auteur de la langue qui lui a donné naissance et de le transformer en images mentales qui ne reposent sur aucun support langagier. Le sens est alors « déverbalisé » (en simplifiant, on pourrait dire détaché du mot, du verbe, de l’adjectif). Cette étape est assurément la plus mystérieuse de tout le processus de traduction. Le sens est là, on le « voit » mais il n’est ancré dans aucun réceptacle. Plus le sens se détache de son support premier et plus facile est l’étape qui suit, à savoir le réancrage du sens dans la langue d’arrivée (en l’occurrence l’étape n°5, l’interprétation en langue des signes).

C’est pourquoi, nous (les interprètes en général et plus particulièrement les interprètes en langue des signes) devons impérativement, dans notre démarche de traduction, passer par des schémas (mentaux) qui nous permettent de construire puis de « voir » des images. De plus, les langues des signes étant des langues visuelles, ces images nous aideront ensuite à « placer » le discours que nous interprétons dans l’espace de signation situé devant nous.
Ceci explique également pourquoi nous avons besoin d’avoir un léger décalage (une à deux secondes généralement) entre le discours original et son interprétation. En effet, dès le début du discours, et afin de pouvoir correctement déverbaliser (ou visualiser) il nous faut un temps d’écoute actif durant lequel nous analysons le sens du message avant de le retransmettre en langue des signes.

Pour illustrer ce propos, voici un texte extrait d’un journal télévisé (journal de BFM TV du 11 Août 2010) puis un exemple de déverbalisation permettant de le « construire en images » afin de le traduire en langue des signes française :

La transcription (trame de l’interprétation finale) en langue des signes donnerait quelque chose comme ceci :

<marée noire de pétrole> <dirigeants BP ont quitté> <sont allés à la Maison Blanche à Washington> <ils ont vu Obama> <20 milliards de dollars sont prêts pour les victimes> <Obama content> .