Des sourds qui téléphonent ? Non mais allo quoi !

Raconter que vous venez d’avoir une longue conversation téléphonique avec un sourd pourrait vous faire passer pour fou auprès de vos amis.
Pourtant c’est possible grâce à la visio-interprétation. Les technologies nécessaires pour accomplir cette prouesse connaissent depuis vingt ans un essor spectaculaire et plusieurs pays proposent déjà des services de « centres-relais » téléphoniques dédiés.

Shouted phone

Le principe général des centres-relais téléphoniques est extrêmement simple. Le système consiste à intégrer dans la communication un dispositif intermédiaire assurant la transcription ou la traduction, depuis la langue parlée vers la langue écrite ou la langue des signes, et vice-versa.
Dans le cas de la langue des signes, l’usager signeur et l’interprète (diplômé bien sur) communiquent par visioconférence. Le sourd signe, l’interprète le regarde via la caméra et traduit simultanément pour la personne entendante qu’il a au bout du fil (et inversement).

La Suède a lancé son premier centre-relais vidéo en 1997. Grâce à la fibre et le haut-débit ces offres se sont multipliées, aux Etats-Unis, en Allemagne, en Australie puis dans d’autres pays industrialisés.
Dans la sphère privée ces centre-relais sont utilisés pour prendre un rendez-vous chez le médecin, souhaitez une bonne fête à sa maman, commander une pizza, raconter ses vacances à sa fille, demander des informations sur un appartement qu’on voudrait louer… Sur le lieu de travail ils peuvent permettre de courts échanges avec des collègues, d’avoir un entretien avec son supérieur hiérarchique, de contacter un fournisseur extérieur, de réserver un billet d’avion…

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Au Royaume Uni, les centres-relais font depuis longtemps partie des services obligatoires financés par les opérateurs en charge de la fourniture du service universel. L’utilisation de ces services est gratuite en dehors du coût de la communication vers le destinataire final.
En Allemagne, l’opérateur historique finance également un service à destination des sourds et malentendants, qui nécessite un abonnement mensuel de 5€ et le paiement d’un prix à la minute en plus de celui de la communication, mais qui inclut un service de centre-relais vidéo.
En Australie, des services équivalents sont offerts gratuitement.
Quant aux Etats-Unis, la création et le développement de multiples centres-relais haut de gamme y est encouragée par un généreux régime de remboursement forfaitaire de chaque minute fournie par les prestataires. Cela a rendu possible l’émergence de nombreux services gratuits pour l’usager, souvent accessibles 24h/24.

Et la France ? Elle a, malheureusement, plusieurs longueurs de retard.

Privé au départ de financement public, les prestataires français n’ont pu que proposer des offres bien plus coûteuses que la communication téléphonique standard. En effet, si le coût d’usage des plateformes techniques peut être fortement dilué par une demande suffisante, le coût de l’interprétariat est lui, incompressible. Ces conditions économiques rendent difficile la fourniture d’offres ciblées sur les particuliers, d’autant que l’étendue de la demande et sa solvabilité étaient jusqu’à présent encore mal connues.

Les centres-relais français sont donc à ce jour cantonnés à un usage essentiellement professionnel, financés par de grandes entreprises. Au départ trois entreprises se partageaient ce marché. L’une a fait faillite (Viable) il n’en reste donc plus que deux : Tadéo qui ne fait que rarement appel à des interprètes diplômés (Master 2 d’interprétation F-LSF) pour assurer ce service, et Elision.

Certes le Président de la République avait annoncé en juin 2008 la création prochaine d’un centre-relais national, une innovation qualifiée d’« essentielle » à l’accessibilité, sur laquelle les institutions devait se mobiliser. L’idée a fait pchittt car les promesses comme son prédécesseur aimait à le répéter, n’engagent que ceux qui y croient.
Parallèlement, des textes français et européens ont préparé la mise en place d’un centre relais d’appels d’urgence. Ce dernier est à présent opérant. Il s’agit du 114 « numéro d’urgence national uniquement accessible par SMS ou Fax, pour les personnes avec des difficultés à entendre ou à parler ».

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Histoire de se hater avec lenteur pour rattraper le temps perdu le gouvernement a d’abord commandé un rapport à Corinne Erhel qu’elle a intitulé « L’expérimentation d’un centre relais téléphonique pour les personnes sourdes ou malentendantes : enjeux et avenir ».  Puis il a décidé de mettre en place une phase d’expérimentation (pour un budget de 2,8 millions d’€) auprès de 500 sourds. Avec le système de communication Origo (filiale d’Elision) et pendant 1 an (1er juin 2014 – 31 mai 2015), ces 500 « testeurs » ont pu évaluer la qualité et l’intérêt des services de communication proposés (LSF, LPC, Oral, Écrit- vélotypie).

A présent, tout le monde attend. Les premiers résultats de l’expérimentation devraient être publiés en septembre 2015. Certains espèrent que la mise en place des CRT (Centre Relais Téléphonique), sera inscrite dans le projet de loi sur le numérique qui doit être débattu à l’automne conformément à ce qui a été annoncé lors de la dernière Conférence Nationale du Handicap du 11 décembre 2014. D’autres, fourbissent leur armes et se préparent à manifester, car il craignent que le projet soit reporté à… « plus tard ».

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Pour les interprètes en langue des signes, c’est un dossier aux enjeux considérables pour l’avenir de la profession et qui soulève de nombreuses questions.

D’abord il est indispensable, comme pour n’importe quelle situation de communication que nous interprétons (réunion, conférence, rendez-vous médical…) que les professionnels qui interviennent soient diplômés d’un master 2 délivré par l’une des cinq formations reconnues par l’AFILS (Association Française des Interprètes et Traducteurs en Langue des Signes).
Hélas tout le monde n’en est pas convaincu. Ainsi, lors de l’appel d’offres pour réaliser la phase d’expérimentation, la société Tadeo a déposé un recours en justice pour, notamment, demander que la mention de diplômes obligatoire ne figure pas dans les critères de sélection.

Le tribunal (dans son immense sagesse) a débouté l’entreprise avec cette imparable démonstration : « … en exigeant des candidats qu’ils justifient de ce que les agents chargés de la réception et des appels soient titulaires de l’un des diplômes d’interprète LSF d’Etat […] ou d’une qualification professionnelle parmi ceux listés à l’annexe 1 du cahier des clauses techniques particulières pour l’interprétariat en langue des signes française […] le pouvoir adjudicateur a exigé des qualifications qui, même en admettant qu’elles sont de nature à limiter la concurrence, sont objectivement justifiées par l’objet du marché et la nature des prestations de centre relais téléphonique pour les personnes sourdes ou malentendantes à réaliser… »

En effet, il ne faut pas croire qu’une conversation téléphonique peut se contenter d’une mauvaise interprétation, par des professionnels non formés. Les usagers, sourds et entendants, peuvent légitimement exiger de fortes garanties en matière de confidentialité et de conformité des propos. Qui n’a jamais passé un coup de fil à sa banque pour expliquer des difficultés financières ? Qui n’a jamais appelé son patron ou un collègue pour lui parler de problèmes relationnels au sein de son entreprise ? Qui n’a jamais appelé un médecin pour obtenir des résultats d’analyse ? Qui n’a jamais téléphoné à son copain ou sa copine pour lui dire qu’il l’aimait ou qu’ils se séparaient…
Avec les communications téléphoniques on entre dans l’intimité d’une personne, d’un couple d’une famille. Bref, seul des interprètes diplômés respectant le code déontologique de l’AFILS peuvent garantir le respect du secret professionnel et la fidélité aux messages qu’ils traduisent.

Mais si nous exigeons que la possession d’un diplôme bac +5 soit la condition sine qua non pour exercer en centre-relais, il faut alors assurer la formation des futurs interprètes F-LSF.
Quelle sera la demande ? Faudra-t-il embaucher 100, 200, 1500 interprètes en langue des signes prêts à s’enfermer dans une cabine, coincé devant une caméra vidéo ? A ce jour aucune étude sérieuse n’a été menée. En outre les nouvelles technologies (avatar, applications dans les smartphones…) ne vont-elles pas rendre ce service rapidement obsolète ou moins intéressant qu’on pourrait l’imaginer ?
Aujourd’hui nous sommes environ 400 interprètes diplômés en France. Que faire si le projet est officiellement lancé en 2016 ou 2017 sachant qu’il faut au minimum deux ans après la licence pour obtenir ce diplôme ? Qui traduira durant cette période ? Le service sera-t-il accessible 24h/24, 7j/7 ?
Dans ce cas , une question subsidiaire : qui seront les interprètes volontaires pour passer leur nuit du réveillon du 31 décembre à traduire des « bonne années » et des « bonne santé » jusqu’à 7h00 du matin ?

Enfin qui payera ? Le principe de ce service repose sur la gratuité en dehors du coût de la communication vers le destinataire final payé par l’abonné. Cette solidarité avec les sourds et les malentendants aura forcément un prix. Il faudra payer les infrastructures nouvelles et surtout les interprètes en langue des signes, les codeurs LPC et les transcripteurs (de la voix vers l’écrit).
Ou trouver l’argent ? Budget de l’État ? Mécénat ? Financement par le service universel du téléphone via un fond auquel participe l’ensemble des opérateurs de téléphonie ? Prélèvement sur les abonnements de tous les usagers ?

Aux Etats-Unis, les centres-relais coûtent plus de 650 millions de dollars par an aux consommateurs. Avant de vous évanouir en lisant ce chiffre, sachez qu’un rapide calcul ramène la somme à environ deux dollars par personne et par an. Il faut aussi rappeler que ce service bénéficiera à tous, sourds, entendants voulant entrer en communication avec un sourd mais aussi personnes âgées souffrant de déficiences auditives.
Avec cette idée en tête, on comprend que pour notre pays où la population ne cesse de vieillir, cet effort paraîtra peut-être plus anodin au regard du bénéfice qu’il apportera à chaque citoyen.

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Pour apprécier les luttes entre les différentes entreprises proposant des centres-relais, je vous conseille cet article paru sur le site Yanous : « Centre-relais, les grandes manoeuvres »

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© Stéphan – ( i ) LSF

7 réflexions au sujet de « Des sourds qui téléphonent ? Non mais allo quoi ! »

  1. Bonjour,

    Merci pour cet article.
    Effectivement l’impact économique est un élément qui peut être rédhibitoire dans le déploiement de ce type de dispositif, notamment s’agissant du financement de la formation des interprètes nécessaires mais également, comme vous le soulignez, de l’envie des interprètes d’accepter ce travail. Car ne nous voilons pas la face, il s’agit ni plus ni moins que de poste de télé-interprètes sur des centres d’appels bien connus. Et au-delà de la formation et de son coût, quid des conditions de travail, du rythme, de l’environnement et de l’impact sur la vie sociale des professionnels ?
    Il est difficile d’imaginer que des titulaires de master 2, hautement qualifiés acceptent de travailler sur des postes dévolus généralement à des personnes à faible qualification et faible rémunération. Car évidemment, qui dit gratuité du service pour le client dit rémunération au ras des pâquerettes alors que la profession se bat pour être payée à la hauteur du diplôme et que beaucoup d’employeurs se cachent derrière la CC66 pour sous-payer leur personnel (mais c’est un autre débat).
    Et pour finir, un centre d’appel bien organisé amène évidemment la question de l’encadrement : qui encadrera les télé-interprètes ? Un autre interprète ? Avec quelle légitimité, quelle formation et pour quelle différence de salaire ? Vous citez d’ailleurs les Etats-Unis mais il me semble que justement ça marche parce que les télé-interprètes ne sont pas diplômés, n’est-ce pas (mais je peux me tromper) ?

    Bref, beaucoup d’interrogations au-delà du nécessaire déploiement de ce service téléphonique…et encore beaucoup de débats, ma crainte étant que tout cela soit pris en main par l’ARCEP, les questions technologiques (dont la faiblesse a été soulignée dans le rapport d’expérimentation) relevant des opérateurs telecom qui les maîtrisent…

    A suivre

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    1. Bonjour.
      Merci pour cet article. Très bon résumé pour l’essentiel.
      Pour ce qui est du service d’assistant de communication en LSF, le nombre d’interprètes qualifiés en LSF (400) est suffisant pour le lancement du service de téléphone relais, qui est un sous service du service d’assistant de communication déporté par Internet. La technologie n’est pas un obstacle, elle est disponible (on peut utiliser Skype sur PC et sur smartphone), et elle le sera de plus en plus. Les financements ? Mais il y a déjà l’AAH, la PCH, les réductions d’impôts sur le revenu via la part supplémentaire, l’AGEFIPH, le FIPHFP … Les qualifications ? Mais il y a un Master 2. La déontologie ? Elle est en place. La Loi ? Mais c’est déjà un droit (cf rapport Herel, et cf projet de loi numérique Axel Lemaire. Alors pourquoi le service n’est pas disponible ? A mon avis, le phénomène est bien celui qui est évoqué dans l’article. Le service d’assistant de communication déporté par Internet, dont le service relais est un sous-service, ressemble trop à un service de centre d’appel pour des professionels disposant d’un diplôme Master 2. Dit autrement, la profession d’interprète LSF résiste à ce qu’elle ressent être une forme d’Uberisation. Certes, mais peut-on priver les sourds de ce service essentiel uniquement pour cette raison ? Faudra-t-il attendre le 22e siècle pour que les interprétés LSF acceptent de se déplacer par Internet au lieu qu’en voiture ou par les transports en commun ? La fameuse expérimentation qui vient de se terminer avait justement pour objectif de « déterminer le modèle économique » des centres relais ». Sur ce plan, c’est un échec absolu. Car la question fâche. Pour ne pas y répondre, l’expérimentation a été transformée en une expérimentation sur l’usage des centres relais par les sourds, la question devenant « le téléphone est-il indispensable pour les sourds ? » Et Sachant que téléphoner est indispensable à la population générale, cette question appelle la question de savoir si les sourds appartiennent bien au genre humain. C’est devenu un expérimentation sur l’humain comme on en trouve dans un pays raciste.
      Pour répondre à ccd, l’ARCEP est l’organisme de supervision/régulateur des opérateurs télécoms, comme ça existe partout dans le monde (FCC, Oscom …). Or il est impossible de déployer l’accessibilité du téléphone sans une supervision du régulateur national. Sans cela, les centres relais sont à la merci des opérateurs et de leurs intérêts. C’est d’ailleurs ce qui se passe aujourd’hui en France. L’ARCEP n’étant pas mandaté pour superviser l’accessibilité du téléphone, les opérateurs bloquent tout, à titre de précaution, car ils ont peur (à juste titre, cf financement de France Télévision par la taxe Copé) que l’État leur fasse assumer le financement des centres relais.
      Conclusion : les centres relais , en France, c’est possible. Mais d’un coté, peu veulent payer, ou si peu, et d’un autre, les prestataires veulent être bien payés et avoir de bonnes conditions de travail. Rien que de normal, dirons nous. Mais ce qui n’est pas normal, c’est que le service n’existe toujours pas. Car en attendant, les sourds trinquent.

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  2. Bonjour,

    Je souhaiterai vous envoyer l’invitation à mon exposition à l’occasion de la sortie de mon livre « Des mains pour dire je t’aime » pour les entendants et non entendants et réalisé avec une équipe de l’institut de jeunes sourds de Paris, sur le thème des mots doux. Les mots doux n’existent pas en langue des signes alors on les a créé et depuis ils ont été intégrés au vocabulaire de la langue des signes française.
    C’est une aventure extraordinaire !
    L’exposition aura lieu dans la superbe Chapelle de l’institut classée monument historique et donnant sur un jardin XVIII°…
    Je serai ravie de vous y accueillir le vendredi 29 janvier de 9h à 17h et le samedi 30 de 10h à 16h

    Je souhaiterais vous envoyer également le communiqué de presse

    A très bientôt
    Amitiés

    Pénélope
    pouvez vous m’envoyer votre adresse mail voici le mienne: penelope.illustratrice@orange.fr et 0689283279 pour les sms

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