L’interprète, passeur de signes

La langue des signes est soumise aux mêmes problèmes de création lexicale que toute autre langue, et ces problèmes se résolvent d’une manière identique : soit par emprunt à des langues des signes étrangères ou bien à la langue dominante, en l’occurrence le français par l’intermédiaire de la dactylologie, soit par création intrinsèque d’un néologisme ou néosimisme (comme nous l’avons déjà vu avec l’exemple du signe pour [schizophrénie] ).
Comme nous le soulignions, c’est seulement quand les sourds ont acquis un nouveau concept qu’alors ils créent le signe permettant de l’exprimer. En revanche si on crée artificiellement le signifiant (le signe gestuel) en premier, en « forçant la main » des sourds, ce signe ne survit pas à la naissance d’un doublon créé par les sourds eux-mêmes qui, lui, respectera le génie de la LSF.

Ce préambule pour rappeler que les interprètes en langue des signes ne sont pas (ou très rarement) des linguistes malgré leur excellente connaissance de la LSF ni, a fortiori, des membres de la communauté sourde même s’ils y ont des attaches plus ou moins fortes. Il n’est donc pas dans notre rôle d’imaginer, d’inventer des signes. Au contraire, nous devons faire attention à ne pas malmener cette langue, à la respecter et simplement à patienter. Car l’interdiction de la LSF en 1880 suite au Congrès de Milan pour une centaine d’années a eu comme conséquence (entre autres) une carence lexicale dans certains domaines où la LSF commence seulement à avoir accès.
Ainsi, je participais récemment à la Mairie de Paris à une commission sur l’accessibilité de la culture et nous avons dû rappeler qu’hélas la LSF aujourd’hui était encore très pauvre en vocabulaire sur les techniques picturales, les noms des périodes ou des mouvements artistiques…

C’est surtout un problème pour les interprètes qui, en attendant que les sourds créent de nouveaux signes, doivent faire des prouesses de paraphrases et de périphrases.
Par exemple il n’existe pas (à ma connaissance) un signe unique signifiant [euthanasie]. Nous devons donc passer par un « périsigne » comme « interrompre le traitement médical jusqu’à ce que mort s’en suive ».
Interpréter correctement demande alors comme compétence supplémentaire de savoir jongler dans sa tête avec les définitions des termes pour qu’à tout moment si le signe relié à un concept n’existe pas on puisse le remplacer par la définition du terme en lien avec le contexte. C’est aussi pour cette raison qu’il faut faire confiance aux véritables professionnels (les interprètes/traducteurs diplômés) habitués à cette gymnastique plutôt qu’à des amateurs qui chercheront systématiquement à plaquer un signe (voire un code comme la première lettre du mot en français) sur un mot ; car la tentation est grande pour les pédagogues entendants qui enseignent directement en LSF, les interfaces ou les médiateurs (ou pire, toutes les personnes qui s’improvisent interprètes) d’inventer des signes. C’est tellement rassurant d’avoir toujours un signe en correspondance avec un mot !

Il faut ici préciser que cette carence lexicale est plus un problème pour l’interprète que pour les sourds eux-mêmes. En effet, les sourds ne sont pas avares de périphrases. De plus les langues des signes possèdent un caractère particulier que n’ont pas les langues vocales : la grande iconicité. Ce phénomène décrit par Christian Cuxac permet de faire passer de très nombreux concepts sans avoir recours au lexique standard (ou normé).

Pour revenir sur le processus de création, je vous propose de prendre l’exemple du signe [psychiatre] dont la genèse nous est racontée par Francis Jeggli dans un article qu’il a rédigé pour la revue Persée : « L’interprétation Français/LSF à l’Université (2003) » :

« Ce processus s’est répété pour d’autres concepts des centaines de fois depuis ces vingt dernières années. Voici un autre exemple de l’évolution d’un signe : il y a près de vingt ans il existait un signe qui pouvait se traduire littéralement par « celui qui voit à travers » pour signifier « psychiatre ».

Ce signifiant désignait autant un psychiatre qu’un psychologue ou un psychanalyste. Plus les sourds ont eu accès aux études supérieures (éducateurs spécialisés, aides médicaux psychologique…), plus la stratification conceptuelle s’est affinée. Ainsi est d’abord apparu le signe [psychologue], fait avec les deux mains qui se superposent pour former grosso modo la lettre grecque : « psi ».

Puis est apparu le signe [psychiatre] (correspondant cette fois exactement au français « psychiatre ») : la main dominante rappelant le « P » de la dactylologie, se posait sur la tempe. Le choix de ce signe peut s’expliquer ainsi : l’emplacement de la tempe réfère à la zone de la psyché (par exemple, les signes [fou], [délirant], [rêve], [illusion], [hallucination], etc., se réalisent tous au niveau de la tempe) ; quant au « P », il provient de l’influence du français. C’est ce que l’on nomme l’initialisation d’un signe : la forme de la main correspond en dactylologie à la première lettre du mot en français.
Enfin, ce signe évolua encore pour se libérer de son influence française et devenir ce qu’il est aujourd’hui [psychiatre], avec la main en forme de « bec de canard », qui dérive de la configuration manuelle du verbe [soigner]. C’est donc là aussi un synthème dont la traduction littérale pourrait être : « … qui soigne la psyché ».

Par ces créations linguistiques, on comprend qu’il existe  un danger d’émiettement dialectal du jargon universitaire. En effet certains néologismes ont bien suivi toutes les étapes décrites plus haut mais ne valent que dans une région, alors que d’autres signifiants nouveaux correspondant à une même référence voient aussi le jour à quelques centaines de kilomètres de distance, chaque communauté sourde locale créant ses propres signes. »

C’est là que les interprètes vers la langue des signes française endossent (malgré eux pour certains) un rôle linguistique : en travaillant sur des zones géographiques étendues, en traduisant les journaux télévisés ou sur internet les dépêches de l’AFP comme le fait Websourd, en intervenant via la visio-interprétation, ils participent pleinement à la diffusion des nouveaux signes  les faisant parcourir des centaines de kilomètres en quelques secondes ou quelques minutes grâce aux nouvelles technologies.
Cette fonction (cachée) de passeur de signes est donc fondamentale : en recensant les signes existants pour exprimer telle ou telle idée ou concept pour ne conserver que le ou les plus courants ou à leur yeux les plus signifiants, ils préservent l’unité nationale de la LSF et permettent au communautés sourdes isolées de s’approprier les nouveaux signes créés par d’autres sourds.

7 réflexions au sujet de « L’interprète, passeur de signes »

  1. justement, la question de la création de lexique par les interprètes est très intéressante. J’en ai fait mon sujet de mémoire.
    Et du coup, comme vous le dites dans l’article, la question de la légitimité se pose. Mais là où je pose une question c’est par rapport aux interprètes qui « malmèneraient » la langue des signes en créant du lexique. Qui a le droit de créer du lexique? Comment se mesure cette légitimité? en degrés d’audition?
    Si les interprètes n’ont pas le droit de créer des signes, cela veut-il dire que la LSF n’est que la langue des sourds? mais du coup, les interprètes ne feraient que l’emprunter; dans ce cas, peut-on être véritablement bilingue si on ne fait qu’emprunter une langue?
    Le plaisir de la langue n’est-il pas justement de jouer avec les mots ou avec les signes?
    La situation d’interprétation de formation amène souvent à créer des codes pour soulager et l’interprète et la personne qui reçoit le discours. Certains discours techniques sans code peuvent amener à des périphrases de paraphrases de périphrases si bien que l’apprenant s’y perd. Est-ce à l’élève de créer du lexique? Comme tout élève, il a déjà bien assez à intégrer pour ne pas avoir à se poser la question de quel signe on peut mettre sur tel ou tel concept, non?
    Certes il ne s’agit pas d’imposer, mais si aucun signe n’est proposé par l’apprenant, ne peut-on pas proposer un code?
    Au reste, un signe qui n’est pas conforme au génie de la langue, qui n’est économique ni sur un plan morphologique ni sémantique, ne survivra jamais. N’est-ce pas là le plus robuste des garde-fous?

    La question de l’influence de l’interprétation sur la langue est complexe et je ne pense pas avoir toutes les réponses. Mais je pense que ce sont des questions qui se posent légitimement et que de toutes façons, l’interprétation étant une expression, elle amène nécessairement des micro-mutations dans la langue qui peuvent par la suite prendre de l’ampleur.
    La discussion est ouverte 🙂

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    1. Bonsoir,
      Désolé pour cette réponse tardive mais vacances, boulot…

      Non la LSF n’est pas la langue des sourds et elle est pratiquée, bien sur, par une foule de personnes différentes : enfants entendants de parents sourds, interprètes, profs, sourds, malentendants, médecins…

      Si les interprètes évitent de créer eux-mêmes des signes c’est qu’ils ont un rôle très précis : ils traduisent. Ils doivent, pour être compris de tout le monde, utiliser une langue des langues (français et LSF) qui existent déjà (grammaire et vocabulaire). Sinon devant chaque difficulté de traduction j’inventerais un signe en lsf ou un mot en français !
      Nous ne pouvons être que des passeurs, pas des créateurs (et encore moins des emprunteurs). Mais nous sommes bien sur bilingue car nous maitrisons les 2 langues parfaitement. C’est justement cette maitrise qui nous permet de développer des stratégies nous permettant de nous affranchir de l’absence d’un signe. De plus souvent on nous confond avec des professeurs de lsf ou des linguistes qui eux sont sans doute plus légitime à réfléchir sur cette langue. Donc mettre « un peu de recul » entre nous et cette langue permet de mieux clarifier notre rôle.

      Bien sur je ne suis pas qu’un traducteur austère et il m’arrive aussi de m’amuser avec cette langue, de jouer avec quand je suis avec des amis sourds mais pas quand je porte ma casquette d’interprète. D’ailleurs je ne signe pas pareil dans une conversation amicale ou quand je traduis. Ma langue des signes est différente.

      La création de signes comme je vous l’explique dans l’article est un long processus et bien sur nous mettons en place des codes « faute de mieux ». Mais ils demeurent éphémères et sont attachés à une situation précises. Parfois ils servent de base pour la création ultérieurement d’un signe, parfois non.
      Après, comme vous le dites n’importe qui peut imaginer un mot, un signe, ou un regroupement de mots et de signes pour exprimer une idée, une technique nouvelle… Aucun critère n’est requis et seul le génie de la langue effectivement servira de juge de paix et le validera (avec le temps ou non).
      Il arrive souvent d’ailleurs que des signes soient « en concurrence « puis petit à petit l’un prend l’ascendant sur l’autre.

      Enfin je suis d’accord avec vous : l’interprétation évidemment travaille la langue, l’influence, elle la fait évoluer (même involontairement). C’est aussi pour cela qu’on évite de trop ouvertement la modifier car sinon la communauté sourde se sentirait « volée » car la LSF pour cette communauté n’est pas qu’une langue, c’est leur identité.

      Voilà les quelques réflexions qu’a suscité votre long mais vraiment intéressant commentaire et j’aurais encore plaisir à vous lire.

      Stéphan

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      1. Bonjour,
        Alors, pour tout dire, je pense pas avoir dit qu’il fallait créer un signe à chaque obstacle rencontré lors d’une interprétation. Loin de là.
        Mais l’idée c’est surtout de pas tomber dans une réflexion janséniste qui voudrait que quoique fasse l’interprète, c’est forcément mal.
        Interpréter fait évoluer le lexique. Inévitablement. Une périphrase, c’est un appel d’air. Une délimitation en creux d’une absence, d’un vide. Et la nature a horreur du vide. Donc on crée un besoin de lexique.
        Et puis cette périphrase, s’il faut la répéter plusieurs fois, bah on peut ou la réduire à un seul signe composite ou alors choisir un signe de celle-ci pour symboliser la périphrase. Là pareil, on crée un signe ou alors on rajoute un sens à un signe qui en a déjà. Et on est très bien compris. Puis ce sens peut par la suite s’ancrer dans le signe.
        Pour les codes c’est pareil, pourquoi s’en tenir à des ersatz de codes quand on peut créer des signes qui suivent le génie de la langue? de toutes façons c’est d’une parfaite innocuité et au reste, les codes sont très souvent réemployés par les interprètes quand ils interprètent deux fois la même situation de formation (sans proposition des bénéficiaires, cela va sans dire).
        Je dis pas qu’il faut revendiquer la propriété de la langue des signes ni que les interprètes sont des dieux tout puissants. Juste que de toutes façons on fait évoluer la langue. Alors faisons-le de façon éclairée 😉

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  2. Bonjour, qui écrit les « articles » qui sont sur ce blog ? Est-ce que se sont des extraits de textes existants ou l’auteur du blog est-il également l’auteur des textes. Merci de votre réponse.

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    1. Bonjour,
      La majorité des billets sont rédigés par l’auteur de ce blog c’est à dire moi-même.
      Cependant il arrive qu’un article de presse, un extrait d’ouvrage, une recherche universitaire me semble pertinent avec la ligne éditorial de ce blog et mérite d’être signalée. Alors je le publie et je note les références du document original.
      Néanmoins ça reste un blog personnel qui n’engage que moi.

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