C’est la fin de l’hiver et telles les hirondelles annonçant le printemps, voici les stagiaires interprètes qui apparaissent un peu partout en France. Suivis par un tuteur, ils ou elles se frottent (angoissés) à la réalité du métier : ils vont enfin apprendre durant plusieurs mois les astuces de la profession, s’entrainer à résister à la pression, parfaire leur expression en langue des signes et en français. Bref il vont apprendre à être un « bon » interprète.
C’est en discutant avec un tuteur sur les critères d’évaluation (« comment évaluer la qualité d’une interprétation ») que m’est revenu en tête l’article que R. Locker McKee avait rédigé en 2008 et intitulé « Quality in Interpreting », The Sign Language Tranlator and Interpreter et qui est présenté dans l’ouvrage « Entre Sourds et Entendants » publié sous la direction de Pierre Guitteny.
Dans son étude, l’auteur note que les critères de qualité d’une interprétation en langue des signes varient selon le point de vue d’où on se place, coté interprètes ou coté sourds : les premiers mettent l’accent sur la neutralité, l’attitude professionnel (bref sur un respect scrupuleux du Code déontologique), tandis que les seconds mettent en avant la « fiabilité » de l’interprète, qui comprend sa connaissance du monde des sourds, de leur culture, son respect de la communauté sourde, un mélange d’éléments linguistiques, affectifs et interactionnels.
Le chercheur a mené une enquête auprès d’interprètes en langue des signes de Nouvelle-Zélande. Parmi les critères de qualité d’une interprétation, ceux-ci ont retenu :
– la « précision », la fidélité de la traduction ;
– la « conduite professionnelle » (secret, ponctualité, intégrité…) ;
– la « gestion de l’interaction » (l’adaptation aux circonstances, l’adaptation culturelle culturelle, le rapport avec les clients).
Face à ces critères mis en avant par les interprètes néo-zélandais, il faut rappeler que généralement, pour évaluer la qualité d’une traduction on distingue 3 niveaux :
1- la justesse de la traduction : la fidélité au sens du message original ;
2- la finesse de la traduction : l’adaptation au style d’expression des locuteurs, à la situation, aux niveaux de langue, etc. ;
3- la beauté de la traduction : la capacité à trouver immédiatement l’image ou l’expression qui reflètera le plus adéquatement possible ce qui a été énoncé dans l’autre langue.
Le premier niveau est le niveau minimum requis pour réussir un examen d’interprète. Le deuxième niveau, pour des étudiants interprètes, est souvent considéré comme un plus lors des examens (ce qui fera passer la note de 12 à 18). Le troisième niveau est souvent perçu comme l’apanage d’interprètes expérimentés, le « Saint Graal » pour chacun d’entre nous.
Pour revenir à l’interprétation d’une langue vocale vers une langue des signes (du français vers la LSF par exemple) cette différence entre une traduction simplement bonne et une traduction très bonne, cette différence entre une traduction réalisée par un interprète débutant et un interprète plus expérimenté concerne principalement voire exclusivement le maniement de « l’iconicité ».
Ainsi, vers le français, une des principales difficultés concerne la capacité à trouver rapidement des mots ou expressions permettant de formuler, de retranscrire toute la richesse tout le foisonnement de l’image dépeinte en signes dans l’espace de signation. Or cela peut-être un véritable défi : il est possible en quelques signes de planter un décor, dépeindre des personnages voire toute une situation, ce qui nécessite de longues et multiples phrases dans une langue vocale.
A l’inverse, vers la langue des signes, le plus difficile, ce qui permet aux locuteurs sourds d’apprécier la qualité des traductions, est de passer d’une succession de mots et de phrases non pas à une succession de signes, mais avant tout à un tableau spatialisé, toute une scène avec ses avant-plans et arrière-plans, ses rapports et distances, ses décors, ses personnages…
Or, il serait faux de croire que cela ne concerne que quelques types de traductions, comme les contes ou les récits imaginaires.
Ce passage d’un texte ou discours purement linéaire à une scène en trois dimensions peut concerne tout type de traductions, que ce soit l’austère cours de physique-chimie, l’ultra-technique cours d’informatique, une consultation médicale, un procès en cours d’assises…
Je me souviens que durant ma formation, on nous demandait de traduire des extraits de textes compliqués comme ceux d’une loi.
Par exemple, nous devions traduire vers la langue des signes française les articles du code civil que prononce le maire lors d’un mariage (ex : « si les conventions matrimoniales ne règlent pas la contribution des époux aux charges du mariage, ils y contribuent à proportion de leurs facultés respectives »).
En première intention, en interprétation directe, tous les étudiants produisaient une traduction de type linéaire, une suite de signes sans placement particuliers. On nous demandait alors de reprendre l’article en question et d’en réaliser une présentation sous forme dessinée (traduire en image sur une feuille de papier, déverbaliser), présentant les différents objets ou personnes dont il est question et leurs rapports, leurs intéractions. Puis nous signions ces schémas. Immédiatement ces traductions signés était plus claires, plus lisibles.
Ainsi tout texte, tout discours même le plus ardu ou qui peut sembler le plus rétif à une « bonne » traduction s’il passe par l’étape indispensable d’une représentation visuelle peut donner lieu à une traduction claire, précise concise en langue des signes.
Et c’est là sans doute qu’est le critère premier pour produire une interprétation de qualité : maîtriser ce que l’on nomme la pensée visuelle.